Edgar Morin, immense “braconnier du savoir ”

Je suis un “optipessimiste” (...), j’ espère sur un fond de désespérance


Libé
Jeudi 1 Juillet 2021

Edgar Morin, immense “braconnier du savoir ”

Géant de la pensée, Edgar Morin est l'auteur d'une oeuvre très diverse, connue bien au-delà de la France, à contre-courant de la sociologie traditionnelle et qu'on peut définir comme une réflexion sur l'Homme à partir des données de la science.

Cet esprit encyclopédique, politiquement à gauche, qui va souffler ses cent bougies jeudi 8 juillet, est toujours présent et écouté dans le débat intellectuel. Car ses réflexions sur le changement de nos modes de vie, alors que s'accélère la mondialisation, disent beaucoup sur notre époque.

L'originalité de ce juif laïc, "braconnier du savoir", a été de refuser la parcellisation de la connaissance, au profit d'une vision culturelle et scientifique pluridisciplinaire, afin d'affronter "la complexité du réel".

On l'appelle "le penseur planétaire" car il a visé, à travers le concept de "pensée complexe", à "relier ce qui, dans notre perception habituelle, ne l'est pas", à identifier "ce qui nous unit comme êtres humains".

Edgar Morin estime que plus s'aggravent les risques de crises (liées à la dissémination des armes nucléaires, à la dégradation de la biosphère ou à la dérégulation de l'économie), plus s'accroissent les chances de solutions.

A la question de savoir s'il était un optimiste ou un pessimiste, il a répondu en 2015 : "Je suis un +optipessimiste+ (...), j'espère sur un fond de désespérance" (2005). Quatorze ans plus tard, il le formulait différemment: "J'ai gardé mes inspirations adolescentes tout en perdant mes illusions. Je ne crois plus à aucune promesse, aucun avenir radieux, aucun messie" (Le Monde, 2019).

Edgar Nahoum naît enfant unique le 8 juillet 1921 à Paris, dans une famille juive de Salonique en Grèce, émigrée à Paris. Ses parents ont un magasin de textile. La mort de sa mère, quand il a 10 ans, le hantera toute sa vie.

En 1941, il rejoint le Parti communiste et entre dans la Résistance sous le pseudonyme de Morin. Avec des licences (histoire, géographie et droit) pour bagage académique hérité de la Seconde Guerre mondiale, il publie son premier livre "L'An zéro de l'Allemagne" en 1946. Il fait du journalisme, entre au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en 1950.

Il frappe les esprits en publiant en 1959 "Autocritique", qui relate son exclusion du PCF, dont il a été un des cadres, et ses propres aveuglements face au stalinisme. Il est aussi l'un des fondateurs du comité des intellectuels contre la guerre d'Algérie. En 1969, son audience s'élargit avec "La Rumeur d'Orléans", ouvrage sur un phénomène antisémite français.

Précurseur de la "sociologie du présent", il va s'intéresser à des phénomènes jusque-là peu étudiés par la sociologie traditionnelle: cinéma, nouvelles technologies, sport, métamorphose des campagnes françaises, aspirations de la jeunesse, etc.

A la fois historien, philosophe et scientifique, il tente de briser les frontières entre les disciplines. Dans le cinquième volume de son maître-livre, qui en compte six, "La Méthode", il écrit: "Plus nous connaissons l'humain, moins nous le comprenons. Les dissociations entre disciplines le fragmentent, le vident de vie, de chair, de complexité et certaines sciences réputées humaines vidangent même la notion d'homme".

Docteur honoris causa de 38 universités étrangères, il a écrit une quarantaine d'ouvrages, largement traduits.

Parmi ses livres figurent une biographie familiale, "Vidal et les siens" (1989, reprenant le prénom de son père), et un texte poignant sur sa femme, morte en 2008, "Edwige, l'inséparable". Ayant perçu très tôt l'importance des enjeux écologiques, il a signé en 1992 "Terre-Patrie" et, en 2007, "L'an I de l'ère écologique", un dialogue avec Nicolas Hulot.

Coauteur d'un article en 2002 affirmant que "les juifs qui furent les victimes d'un ordre impitoyable imposent leur ordre impitoyable aux Palestiniens", il est poursuivi pour antisémitisme par deux associations. Il gagne en cassation.

En 2012, il avait débattu avec le futur président François Hollande sur les "pistes pour sortir de la crise de civilisation", devenu un livre.

Face à la crise du Covid-19, il affirme avoir assisté à une nouvelle surprise historique. "Il faut supporter toniquement l'incertitude. L'incertitude contient en elle le danger et aussi l'espoir", a-t-il commenté sur Twitter.

On a pu pendant longtemps croiser ce père de deux filles faire ses courses dans le centre de Paris, casquette de marin sur le crâne et sourire aux lèvres, avant qu'il ne déménage, à 97 ans, à Montpellier (sud), heureux de "sortir au soleil" et de "faire la causette avec des voisins" (Le Monde, 2019).



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