Driss Khrouz : "Quand je dirigeais le cabinet du ministre de l’Education nationale, Habib El Malki, et que nous avons réintroduit la philosophie et la sociologie universelle, nous avons été traités d’athées dans plusieurs mosquées"

La droite marocaine déteste la culture, car elle représente le levier de la liberté individuelle et de la démocratie.

Le manque de culture générale chez nos enseignants se répercute de facto sur leurs étudiants.

Lundi 9 Janvier 2017

Je ne veux plus m’engager dans un milieu universitaire qui a beaucoup régressé

Quelques semaines après son départ de la direction de la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc (BNRM), Driss Khrouz a accordé à nos confrères de «Médias24» un long et riche entretien où il est revenu sur ses principales réalisations avant de livrer une analyse profonde et pertinente de l’état de la culture et de l’enseignement au Maroc. 
Docteur en économie et en gestion, enseignant et chercheur, Driss Khrouz est également membre du Bureau politique de l’USFP. A l’âge de 6 ans, il ne parlait ni l’arabe ni le français. L’amazigh était son seul moyen de communication dans son petit village natal de Gourrama, il est d’ailleurs toujours très attaché à sa culture  amazighe et est aujourd’hui membre du conseil d’administration de l’Institut Royal de la culture amazighe (IRCAM).
Sa carrière a connu un véritable tournant en 2003 lorsqu’il est nommé directeur de la BNRM, il a ainsi contribué à faire de cet établissement un lieu unique au Royaume. Les diverses activités de Driss Khrouz et la richesse de son parcours lui ont également valu le poste de vice-président du Centre Nord-Sud du Conseil de l’Europe, chargé de la promotion de l’interdépendance et du dialogue entre les cultures. C’est d’ailleurs cette association dont le siège était à Lisbonne qui avait attribué le prix des droits humains à Abderrahmane El Youssoufi.
Au tout début de l’entretien, Driss Khrouz évoque sa vie après la BNRM en précisant que depuis son départ en novembre dernier, il a retrouvé une vie plus paisible, avec du temps pour faire aboutir des projets personnels qu’il ne pouvait pas mener à bien auparavant. «La gestion administrative me prenait beaucoup de temps et d’énergie et aujourd’hui, je peux enfin revenir à l’écriture et à la coordination et l’organisation de colloques et de conférences», souligne-t-il. «Je vais profiter intellectuellement de mon temps libre, car depuis 1982, je suis impliqué à l’université (vice-doyen, chef de département …) et engagé dans la vie politique à l’USFP», ajoute-t-il. Questionné sur son intention de revenir à l’enseignement, Driss Khrouz a été clair. «Même si j’y pense depuis deux ans, j’avoue que je n’ai plus le courage de redevenir enseignant à la faculté», explique-t-il, avant de préciser que ce n’est pas l’envie qui lui  manque, mais qu’il n’a plus l’énergie pour corriger des examens ou encadrer de manière continue des travaux de recherche. «Mes treize ans à la tête de la BNRM ne m’ont pas altéré, mais je ne veux plus m’engager dans un milieu universitaire qui a beaucoup régressé», dit-il. 
Et  d’ajouter : «Je me suis rendu compte que le niveau est devenu très bas et que les enseignants se sont totalement désengagés de leur mission. Dans plusieurs universités, on fait désormais semblant d’enseigner. Il y a une régression totale, qui a démarré dans les années 80 et qui ne fait que s’amplifier». Selon Driss Khrouz, ce retour en arrière est essentiellement dû au manque de culture générale chez nos enseignants. «Certains l’expliquent uniquement par la politique d’arabisation, mais je ne suis pas entièrement d’accord, car un cours d’arabe peut être fait intelligemment. On n’est pas forcé d’obliger les étudiants à apprendre par cœur ou à acheter des polycopiés médiocres», souligne cet ancien enseignant-chercheur. 
«La vraie cause est le manque de culture générale chez nos enseignants, qui se répercute de facto sur leurs étudiants. Ce phénomène a commencé à la fin des années 60 et l’arabisation n’a été qu’un facteur agrégeant, car elle a été instituée de manière médiocre», explique-t-il. «Au lieu de s’inspirer du Liban, qui réalise des publications magnifiques en arabe, au Maroc cette langue a été victime des arabisants qui n’ont pas arabisé, mais orientalisé l’enseignement marocain. Nous avons supprimé la philosophie, l’épistémologie et toutes les matières qui nourrissent l’esprit critique, pour tout ramener à l’islam, ce qui au final nuit à la langue et à la religion», constate ce natif de Gourrama. «Donc je préfère, dit-il, ne pas revenir enseigner à l’université, car je ne suis pas stimulé par cette vague de médiocrité entamée au cycle primaire qui touche désormais la vie universitaire». 
Questionné par nos confrères de «Médias24»  sur le temps nécessaire pour revenir à un enseignement de qualité au Maroc, Driss Khrouz est catégorique. «Au bas mot, une génération, si ce n’est plus», dit-il. «Il faut commencer par le haut de la pyramide. La réforme doit d’abord toucher les manuels, professeurs, formateurs, inspecteurs d’académie et toutes les structures où les syndicalistes ne doivent plus avoir le dernier mot», ajoute l’ancien directeur de la BNRM, avant de préciser que «certains professeurs de l’enseignement supérieur n’ont jamais publié de travail sérieux, ni participé à des colloques internationaux et notre système de promotion est proche de celui d’une “armée mexicaine”, selon l’expression consacrée où on avance avec l’ancienneté et non le mérite universitaire. De plus, l’expertise a pris le pas sur l’académisme et la culture générale, qui sont devenues méprisées. Je ne vois pas comment on pourrait enseigner les mathématiques ou même l’éducation religieuse, sans que les professeurs n’apprennent d’abord l’histoire, la philosophie et la géographie universelle. C’est par l’apprentissage de concepts qu’on finira par faire comprendre de manière intelligente à notre jeunesse ce que sont le Maroc, l’arabité, l’islam, l’amazighité, la monarchie, le judaïsme ….».
L’interviewé explique également qu’au lieu d’avancer «nous n’avons cessé de reculer, car la démagogie et le dogmatisme ont remplacé l’intelligence, l’esprit critique et l’autonomie». Concernant le chantier Royal qui aspire à redonner à l’éducation nationale la place qu’elle mérite,  Driss Khrouz explique que «la volonté Royale décide des principes et des stratégies d’orientation, mais le gap est encore immense, car elle doit encore être traduite sur le terrain par des actions, des programmes et des politiques».
«L’enseignement est un système très complexe, qui a commencé à être cassé à partir de 1963. Cette dynamique a entraîné une catastrophe éducative et même si l’Etat a compris qu’il fallait y remédier, entretemps, la société s’est retraditionnalisée et la majorité des Marocains se sont refermés sur eux-mêmes», déplore-t-il. Pour ce qui est des raisons de ce repli identitaire, notre docteur en économie et en gestion dit qu’il y a d’abord «la mondialisation et les agressions islamophobes», mais il y a aussi «la banalisation de la communication, où tout le monde est au courant de tout, sans avoir les moyens de comprendre». «Les Marocains qui se sentent agressés se sont agrippés à une bouée de sauvetage qu’ils appellent identité arabo-islamique ou berbéro-islamique. C’est une sorte de déformation identitaire agressive, où les gens s’inventent des cultures négatives contre les autres et pas avec le reste du monde», poursuit-il.
Quand le journaliste Samir El Ouardighi lui demande si ce phénomène s’est-il accéléré avec l’arrivée au gouvernement du PJD en 2011, il répond : «Ce parti n’est qu’un épiphénomène, car s’il n’était pas là, le Maroc pourrait faire face à bien pire comme les jihadistes révoltés ou l’internationale wahhabite. Je pense sincèrement que si les choses n’étaient pas encadrées par le Roi, on serait déjà dans la guerre des religions qu’Huntington appelait le choc des civilisations». Driss Khrouz souligne également que «le PJD exprime un état de la société marocaine qui a été minée pendant des décennies par des courants extrémistes. Nous vivons ce que l’Egypte a connu dans les années 20, c’est-à-dire l’appropriation et l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques».
Pour ce qui est du manuel d’éducation islamique présentant la philosophie comme diabolique, il a souligné qu’«ayant travaillé sur la réforme des curricula des manuels scolaires entre 2001 et 2002 pour les rendre plus intelligents et compatibles avec la personnalité marocaine pluri-linguiste et ouverte, je me suis rendu compte qu’il y avait dans le corps professoral des gens totalement rétrogrades. Pour eux, la philosophie, c’est l’anti-musulman, l’esprit critique est l’anti-Dieu, la sociologie c’est la démence, l’éducation sexuelle la dépravation. Et dire qu’il n’y a pas de vérité, c’est de l’athéisme. Pour faire court, laïcité, sécularisation, liberté et démocratie sont considérées comme antireligieux. L’ignorance est donc très prégnante chez nos relais, même si ce n’est pas propre à ce ministère. Ce n’est pas un hasard si nous n’arrivons pas à réformer la justice ou certains relais de gouvernance».
«Hormis cela, ajoute Khrouz, il y a aussi des intérêts catégoriels cachés, sous couvert de partis ou de syndicats. On a beaucoup de mal à revenir aux valeurs universelles, car on islamise toutes les matières. Quand je dirigeais le cabinet du ministre de l’Education nationale (Habib El Malki) et que nous avons réintroduit la philosophie et la sociologie universelle, nous avons été traités d’athées dans plusieurs mosquées». 
Quant au principal responsable de cet échec, il s’agit, selon le membre du Bureau politique de l’USFP, du «système tout simplement». «En 2002, nous avions fait une étude sur l’enseignement religieux et on s’est rendu compte que ce n’était pas le sunnisme malékite qui était enseigné dans les manuels scolaires mais plutôt le hanbalisme, c’est-à-dire une religion de vengeance», précise-t-il. 
Et d’ajouter : «Ceci s’explique par le fait que les premiers enseignants d’éducation islamique et de langue arabe étaient des frères musulmans importés d’Egypte, de Syrie, de Palestine et d’Irak qui ont formé des générations de formateurs et de jeunes. Le système s’est donc auto-reproduit jusqu’à aujourd’hui. Les nombreuses réformes qui n’ont pas imposé des procédures avec des principes se sont avérées être du simple vernis. Je vais vous citer deux exemples que j’ai personnellement vécus à l’EN.
Quand on voit un professeur de mathématiques qui intègre dans son cours des chants religieux, en prétendant préparer le terrain à un bon apprentissage de cette matière, on tombe des nues. Ailleurs, un directeur d’école a imposé de placer les filles à gauche et les garçons à droite de la salle de classe. Interrogé, il m’a répondu que son choix était dicté par les familles des élèves et par le fait que le Prophète était un homme et que la gauche était impure en islam. Cette culture aux conséquences graves est loin d’avoir disparu».  «Alors comment changer le système, si on ne change pas d’abord la culture des enseignants?», s’interroge-t-il. 
Pour ce qui est de sa nomination en 2003 à la tête de la BNRM, cet ancien enseignant explique qu’il a pris ses fonctions après avoir été nommé par Dahir Royal en septembre 2003. «Mon ami Ahmed Tawfik, qui dirigeait la Bibliothèque générale et d’archives (BGA, ancêtre de la BNM) m’avait proposé en 1998 son poste, mais j’ai refusé, car cet établissement n’avait à l’époque pas de moyens», dit-il. Et de préciser : «Cinq ans après, j’ai décidé d’accepter de prendre les rênes de la nouvelle bibliothèque nationale». Entre sa nomination et la livraison de la BNRM en 2008, Driss Khrouz a accompagné les architectes sur le chantier qui a démarré en 2004 et qui s’est terminé avec l’inauguration Royale en octobre 2008. «Dans le même temps,  j’ai entamé la réforme de la bibliothèque au niveau de la gouvernance (formation des ressources humaines, budget de fonctionnement, charte documentaire, manuels de procédures …). Ce travail a été facilité par mes amitiés avec le président de la Bibliothèque nationale de France (BNF), avec le PSOE, qui m’a ouvert les portes du patrimoine espagnol et avec la coopération belge. Ces institutions m’ont beaucoup aidé pour préparer le déménagement à travers des benchmarkings», souligne-t-il, avant de préciser que cela a été compliqué, «car à l’époque, il n’y avait pas de vrai inventaire, d’informatisation ou de para-logiciel de gestion des stocks». «La Bibliothèque générale n’avait aucun moyen (1 million de dirhams de budget annuel) et son personnel qui dépendait du ministère de la Culture, n’était soumis à aucun contrôle», précise-t-il. «Les journaux qui arrivaient s’entassaient sur les rayons de livres occasionnant plusieurs effondrements. Les agents qui géraient les collections n’avaient aucune formation et les cadres ne voulaient pas travailler. Lors du déménagement, nous avons d’ailleurs trouvé des tonnes de journaux sur des livres historiques», se rappelle Driss Khrouz. 
Interrogé si la BGA a perdu ou abîmé des œuvres majeures, il répond : «Malheureusement oui». «Car de nombreux manuscrits et livres historiques uniques ont été irrémédiablement abîmés ou pillés. Certains  directeurs d’administration et des professeurs d’université s’en servaient pour enrichir leurs bibliothèques personnelles, mais j’ai fait le nécessaire pour récupérer ce qui pouvait l’être», dit-il. «La bonne nouvelle est que depuis 2010, la BNRM reçoit de nombreuses donations posthumes de la part de grands collectionneurs comme Larbi Messari, Azzeddine Laraki, Mohamed Guessous, Edmond Amran El Maleh, Abraham Serfaty ….  
La BNRM appose un cachet sur les œuvres offertes et spécifie le nom des donateurs sur ses catalogues. Leurs familles peuvent visiter les espaces dédiés à ces collections privées qui sont conservées dans des conditions très particulières (climatisation, déshumidification…). Ce phénomène est nouveau au Maroc, car la tradition voulait que les donations de main morte se fassent aux Habous. Grâce à cette mobilisation inédite, des milliers de livres comparables à ceux qui ont été pillés ont atterri dans nos réserves. Cela veut dire que le sérieux paie et que la confiance est désormais au rendez-vous», souligne Driss Khrouz qui est resté 13 ans à la tête de la BNRM. «Beaucoup de choses ont été accomplies durant ces 13 ans, mais les plus importantes sont la mise en œuvre de règles de gouvernance, sur lesquelles on ne pourra plus revenir. Un travail formidable a été accompli en ce qui concerne la formation des ressources humaines, la coopération internationale et la mise à disposition de tous de notre patrimoine culturel», précise-t-il. «De plus, ajoute Driss Khrouz, la BNRM  organise 300 activités par an, dont de nombreux colloques ou rétrospectives sur des pans de notre histoire ou de notre culture. 50% des activités sont propres à la BNRM, 25% sont des locations dans le cadre de la ligne éditoriale de la bibliothèque (respect de la différence, de la liberté, du dialogue …).
Tous les sujets complexes (liberté sexuelle, intégrisme, amazigh, démocratie…) sont abordés et il n’y a jamais eu le moindre incident. Le reste des activités concerne des partenariats avec de grandes institutions et des ambassades, qui invitent de grands intellectuels comme Edgar Morin ou même des prix Nobel. Les trois derniers événements ont mobilisé environ 6.000 personnes, dont 80% d’élèves et d’étudiants. Nous sommes optimistes, car les jeunes s’intéressent aux débats qui sont souvent pointus. Personne n’agresse personne et on arrive à dépasser les problèmes de langue ou d’instrumentalisation».
Concernant le grand patron de la BNRM, Driss Khrouz souligne que celle-ci est présidée par le chef du gouvernement, qui délègue son mandat au ministre de la Culture. «Ce dernier siège aux côtés des départements des Finances, de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur, mais personne ne nous imposait des décisions». «Je respectais les textes à la lettre, car même si je suis un homme de gauche qui défend une vision ouverte de la société, la BNRM appartient à tous les Marocains et pas à un clan. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai toujours refusé d’accueillir des activités partisanes en son sein», note-t-il, avant d’ajouter : «Je confirme, par ailleurs, que la droite marocaine déteste la culture, car elle représente le levier de la liberté individuelle et de la démocratie. Malheureusement, elle persiste à vouloir emprisonner l’individu dans le communautarisme familial, religieux, alors que la clé de la culture, c’est avant tout le citoyen». Pour ce qui est des missions que son successeur à la tête de la BNRM devra  accomplir pour perpétuer son travail, Driss Khrouz dit «qu’il n’a aucune leçon à donner, car le succès de la BNRM est celui d’une équipe et pas le sien». «Je pense cependant qu’il devra s’attaquer au problème de la superficie, qui devient trop petite pour les espaces de lecture et de stockage. Le problème est qu’elle fait office de bibliothèque publique, municipale, régionale et universitaire. Il est scandaleux qu’il n’y ait pas 3 ou 4 édifices de ce genre à Rabat. J’ai fait part de ce problème lors de mon dernier conseil d’administration et j’espère que le chef du gouvernement lit les documents que nous lui envoyons. Heureusement que le SM Roi a lancé un projet de bibliothèque privée sur les berges du Bouregreg», a conclu Driss Khrouz.
 

Libé

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