Petite révolution au Palais…des congrès de Marrakech qui abrite le Festival international du film avec la projection du film « The man who sold the world » des frères Noury : autant le carré serré de la cinéphilie pure et dure était aux anges, autant une vaste frange du public du cinéma du samedi soir était déroutée. Le film à ce niveau peut considérer avoir atteint son but : personne n’a été indifférent même si malheureusement certaines réactions se nourrissaient de sentiments qui n’ont rien à voir avec le débat cinéphilique et elles émanaient le plus souvent de professionnels censés avoir une certaine distance avec les œuvres du fait même de leur pratique et de leur expérience. J’ai vu le film à la salle Colisée loin du public «badgé» du Festival, c’est-à-dire au milieu d’un public normal d’une salle de cinéma qui aborde les films au premier degré n’étant pas outillé pour élaborer une grille de lecture sophistiquée. Sa réaction était plus tolérante, plus accueillante allant jusau’à applaudir le film. « The man who sold the wordld n’est pas d’un abord facile, aisé, non pas par un choix délibéré de ses auteurs ou par une volonté de faire compliqué au moment où l’on pouvait faire simple. C’est une œuvre complexe et non compliquée : tout un programme ! Le film en effet est complexe au sens philosophique du mot ; cela veut dire principalement qu’il renvoie à l’étymologie du mot qui vient du latin «complectere» composé de la racine «plectere» qui signifie Tresser, Lacer, Enlacer Attacher, Accoler, Rapprocher à quoi s’ajoute le préfixe «cum» qui veut dire «avec». «Complexité» donne donc «tisser», «tresser ensemble», «tisser avec»…c’est le principe qui me semble porter le contrat de communication que The man… veut établir avec son récepteur. C’est une invitation à «tresser ensemble», à construire ensemble du sens non pas à travers un chemin tout indiqué mais en empruntant un parcours sinueux qui dérange, qui bouscule…qui propose non pas un chemin mais un cheminement. C’est un pacte de lecture inédit aux antipodes du cinéma dominant. Le film des frères Noury n’est pas destiné à un spectateur passif dont la capacité de perception est formatée par le cinéma standard. Il suppose un «spectateur actif», engagé dans la quête du sens car celui-ci n’est pas assigné à résidence…il est là à détecter dans les plis du signifiant car le signifié est réduit au minimum…Un indice dans ce sens : aucun des repères (qui ? quoi ? Où ? quand ? …) qui fondent la réception d’un récit classique n’est fourni. Les personnages par exemple s’appellent X, Ney, Mimi… C’est-à-dire quasiment des anonymes, donc personne. Le lieu, c’est un nulle part ; le temps, c’est n’importe quand en marge d’une guerre quelconque…c’est donc par d’autres moyens qu’il faut entrer dans le film. Ces moyens sont ceux du langage cinématographique et le film de Imad et Souheil Noury pose justement le débat au sein du cinéma. On découvre alors que ces êtres errants sont bel et bien inscrits dans un cadre, dans un foisonnement de signes, dans un espace qui les broie, les manipule et finit par les emporter. La caméra nous dit sans cesse cette instabilité intérieure, ce désordre extérieur ; la musique, les couleurs, les cartons explicatifs sont alors des indices qui nous parent et ne sont pas là en accessoires. C’est un discours cinématographique radical, car il puise dans l’éloquence première des signes. C’est une réponse à la saturation des images qui meublent l’horizon du spectateur contemporain. En termes cinéphiliques, ce cinéma moderne s’inspire du mouvement expressionniste ; les Noury inscrivent leur travail dans le sillage de Godard et Wenders…
Un autre film a suscité de vives réactions et beaucoup d’applaudissements au moment de sa projection : «Les Barons» de Nabil Ben Yadir. En termes de genre dramatique, c’est une comédie sociale ; c’est un autre agencement de signes qui est proposé. Le rapport au spectateur est basé sur un autre contrat de communication : le film de Ben Yadir est un film concert ; il s’adresse à l’ensemble des sens du spectateur. Le film ne demande pas à être compris mais à être ressenti. Il relève pour ainsi dire d’une esthétique postmoderne recyclant et réadaptant les formes issues de la publicité, de la bande dessinée. Le spectateur est noyé dans un bain de sons et d’images qui mobilisent tous ses sens. Si nous situons le film des Noury du côté d’une modernité esthétique proche des cinémas des années 60, le film de Ben Yadir peut être décrit à la suite de ce que G Lucas avait relevé en disant : «Mes films sont plus proches d’un tour de manège que d’une pièce de théâtre ou d’un roman». Le film fonctionne en effet sur un ensemble de références qui en font malgré les situations souvent tragiques un moment de «foire» visuelle… surfant sur les acquis communs et les référentiels du spectateur : émissions de télévision, portables, voitures, chansons…