Claude Farrère sur l'admirable route qui mène au Maroc

Lundi 27 Décembre 2010

Il possède un des meilleurs styles de son temps, d'une pureté classique, toute chargée de sensibilité moderne. Il excelle dans le conte et le roman. Tous ses ouvrages créent un monde très particulier et charmant. Tous ceux qui aiment ce romancier liront «Civilisés»; «Mœurs d'Extrême- Orient»; «Fumée d'opium»; «La bataille»; «La dernière déesse»; «La nuit en mer»; «Dix-sept histoires de marins»; «Les condamnés à mort» et  «Les hommes nouveaux» qui raconte en des pages animées d'esprit colonial, un drame d'un colon qui s'est enrichi au Maroc entre 1910 et 1920.
Ayant passé au Maroc la plus grande partie des années 10-20, Claude Farrère apprit plus sur la vie des colons. Au cours de son long séjour, il constatait alors avec stupeur, la façon éhontée dont les colons s'enrichissaient. A cette époque, il y avait des opportunistes qui avaient proclamé qu'il fallait faire plier les Marocains à la France. Farrère, dans une page  de son roman «Les hommes nouveaux»  résume cette réalité: «Le Maroc ne nous a pas si mal traités, master Bourron et moi ! Je n'étais rien du tout, en 1912, lorsque la fantaisie me passa par la tète de jeter aux orties toute ma vieille vie française, et d'aller à Tanger chercher fortune ! Et je suis devenu des tas de choses: architecte, archéologue, conseiller du Résident général, ingénieur, jardinier, spéculateur, arabisant, philologue et même industriel et propriétaire ».
«Les hommes nouveaux» est le premier vrai roman de Claude Farrère. Nous voulons dire son premier roman selon la formule classique. Ce roman se distingue par des qualités d'ironie; la popularité de cet ouvrage a jeté dans l'ombre ses autres ouvrages. Dans « Les hommes nouveaux »,  Farrère démasque les colons, dépeint l'amour-passion en traits fort vifs et avec une complaisance qui se confond aux yeux du lecteur une demi-complicité. On trouvera enfin dans ce roman, les détails osés qui surprennent, l'émouvante histoire où la rapacité entre en conflit avec l'amour:
«Monsieur Bourron, merci, d'avoir si bien dit tout ce que je voulais entendre… et de m'avoir si bien prouvé qu'au Maroc, il peut y avoir de nouveaux riches qui valent n'importe quels anciens riches…
Elle lui tendait la main:
- … Je me trompe d'ailleurs ! J'ai dit: de nouveaux riches… je voulais dire comme vous avez dit: des hommes nouveaux ! ».
Ces deux influences contrastées: Français par essence et Marocain par amour; telle est la caractéristique de Claude Farrère qui influa le plus sur la pensée de son époque. Il chérira le Maroc; mais il aima profondément ce pays qui le premier l'a fait écrivain libre attaché aux valeurs idéales de son type. C'est le Maroc qui tiendra son esprit de révolte: « Madame, voyez-vous, je ne suis pas un homme «né», moi ! Je suis : un homme «fait», fait moi-même, de soi-même et par soi-même! Au pays de mes parents, je n'étais rien, parce qu'eux n'étaient rien… tout ce que j'ai appris, tout ce que j'ai entrepris, tout ce que j'ai réussi, c'est venu de moi seul: personne ne m'a aidé, en rien ni pour rien! Alors, excusez-moi quand vous découvrirez que bien des choses me manquent encore, je souffre tout de même d'un tas de lacunes, d'un tas de trous, que je n'ai pas encore su combler… ».
Claude Farrère a vécu au Maroc sous le pouvoir colonial. Dans son roman, il se souvient du triste rôle joué, par les colons au temps du Protectorat, où le despotisme colonial n'a pas réussi à asservir et à dépraver les Marocains. Pendant son séjour, Farrère a été surpris de l'opposition hardie de ce peuple contre les colons enrichis: « Drôle de corps que vous faites, Dieu me damne, master! Quoi? Vous voilà devant moi comme criminel devant juge; vous tremblez d'émotion, et votre peau est fort… Que diantre! Vous êtes pourtant quelqu'un de beaucoup plus considérable que je ne suis. Vous avez indépendance et vous avez fortune, toutes choses dont je suis sinistrement dépourvu… Et vous n'y puisez pas plus d'assurance ni plus de désinvolture? Allah! Allah! Master, j'ai grand' pitié de vous, comme Jeanne d'Arc du royaume de France !... »
Claude Farrère était de ces rares écrivains qui pouvaient écrire: «La guerre, la guerre, la guerre,… Vous n'avez à la bouche que ce mot-là. Il n'y a pas de quoi être fier: Vous aimez mieux clamer la liberté des peuples, hein? De tous les peuples, y compris ceux qui se foutent de votre fraternité!... alors, oust, laissez-moi tranquille!». Le roman «Les hommes nouveaux» contient cette vérité qui est au-delà du bien et du mal. A l'époque, cet écrivain vivait dans un monde colonial de faux sacrifices. Les colons préféraient leurs illusions sur eux-mêmes et sur les colonisés. Farrère voulait, par ce roman, être l'écrivain qui a le mieux témoigné sur cette période: «Il s'était croisé les bras. Il se redressa. Une sorte d'orgueil élargissait sa poitrine: - Nous, madame, nous l'avons fait, ce Maroc ! Le Maroc d'aujourd'hui, celui que vous allez voir… nous l'avons fait, à nous tous: le grand Lyautey, ses soldats, ses civils aussi. Le Maroc avant nous, c'était une terre peuplée de cinq cents tribus dont pas une n'était en paix. Madame, depuis que nous sommes au Maroc, je vous donne ma parole d'honneur que nous y avons apporté de la justice, de la clémence, de la sécurité et que tout le monde a profité de tout cela».
Dans «Les hommes nouveaux», Farrère écrit: «Ce même homme a bien critiqué le Maréchal lui-même, oui! Notre Lyautey, l'Africain! Et il lui reprochait telle et telle faute, que lui, n'aurait, disait-il, jamais faites. Et c'est peut-être vrai: il n'aurait pas fait les fautes… mais il n'aurait pas fait le Maroc non plus!... ». Dans cette phrase, Farrère traduit sa pensée sur la réalité. Dans sa tête de romancier l'esprit colonial se révèle plus fort dans la crainte de contradiction. C'est sur ce point qu’il se permet de présenter au lecteur la vie brisée et contrariée des colons en voulant dire que si on pénètre dans le détail de cette vie, on découvre des contradictions qui étonnent.
Maroc 1910-1920. Des colons qui se prennent pour des dieux et agissent comme des démons. Dans cet univers, Claude Farrère parvient à rédiger un roman-récit émouvant qui donne une leçon de sagesse en mettant les vérités sur lesquelles les colons bâtissent leurs rêves:
«-Parbleu! J'ai gagné pendant la guerre, madame! Mais je n'ai pas gagné que pendant la guerre! Depuis la paix, j'ai doublé mes affaires et je vaux vraiment aujourd'hui, deux fois ce que je valais, en 1918… «Je vaux, je valais» excusez le mot: au Maroc, nous aimons à parler comme parlent les Américains, Dame! Nous faisons un pays neuf, comme eux-mêmes ont fait dans leurs temps. Mais nous faisons mieux, et  plus vite, parce que nous sommes plus civilisés qu'ils n'étaient, et plus intelligents, Madame, vous êtes jeune, vous aurez le temps de voir la suite: je vous donne rendez-vous dans cinquante ans! Alors, on dira «le Maroc» comme on dit aujourd'hui le Canada ou l'Australie! N'ayez crainte allez! Nous saurons grandir!». 
Derrière l'écrivain, on sent l'amoureux passionné du Maroc. Claude Farrère se montre plus sincère, son admiration pour ce pays a toujours été grande et sincère. Il décrit cette adoration par ces mots: «Le Maroc, certes, regorge de beauté. Mais cette beauté multiple – monuments, paysages, mœurs, rares, et splendeur pittoresque de tous les horizons qu'adorent les ciels». Une des qualités de ce grand romancier nous frappe quand il tombe dans la fascination du Maroc «Sous le ciel éblouissant, sur la terre fauve, et parmi le piétinement des chevaux, surpris d'une brusque liberté, c'était un très grand spectacle que cette centuple oraison, qui montait ainsi vers Allah, tel un parfum d'Islam».
C'est au Maroc que Claude Farrère eut la première idée de ce roman. En lisant ses pages, nous songeons à l'art marocain et à ses merveilles: «La palmeraie somptueuse avait bu, tout le jour, par toutes ses palmes étalées, toute éblouissante lumière de Dieu. Les quatre-vingt mille dattiers qui entourent la Ville Rouge d'une ceinture forestière sans égale de l'aurore à la brune, tendu leurs quatre-vingt mille troncs vers tous les azimuts du ciel». Ce romancier est doué pour parler du Maroc. Il pense et il dit ce qu'il pense. En cela, il est à peu près unique. On retrouve dans son récit cette absolue sincérité et cette expérience des choses qui donnent tant de crédibilité à son œuvre: «Là, c'était le bain turc des Oudaia, un joli bain, propre et paisible, où Tolly, très souvent, aimait à s'attarder, parmi la buée opaque qui montait des dalles ruisselantes, et sous le demi-jour diapré qui tombait des quatre verrières multicolores du plafond. – L'Islam, partout, a su conserver la tradition romaine des thermes. Et le musulman, n'importe sa caste, connaît une hygiène que le chrétien ne connaît pas, ne connaît plus, depuis que la candide Renaissance et que l'hypocrite Réforme l'ont contraint de devenir un simple catholique».
«Les hommes nouveaux» de Claude Farrère est une mémoire encombrée d'images, d'odeurs et de couleurs d'un passé qui résiste à disparaître. Ni ouvert ni fermé, ni mort ni vivant. Tout cela est encore en suspens. En outre, ce roman se présente comme un récit fâché avec l'esprit de chronologie et nous plonge dans les souvenirs d'une époque qui sentent la folie. C'est en cela peut-être que réside le pouvoir de fascination de cet écrivain: «Ça ne fait rien, monsieur l'inspecteur! vous dites que vous me connaissez, et, certes, je n'y contredis pas. Mais alors, vous savez le bonhomme que je suis, et qu'il n'y a point de bavardages ni d'indiscrétions possibles, avec moi. Je vous en prie donc! Dites-moi la vérité… ».
 La terre du Maroc a été considérée comme l'un des plus beaux pays de ce monde: «Le ciel était d'azur et le soleil était d'or, mais d'un or et d'un azur invraisemblables: les peintres primitifs, seuls, ont osé jadis  de pareilles couleurs sur leurs toiles. Et sans doute croyaient-ils peindre plutôt que la terre, le ciel… » Les premiers écrivains qui la visitèrent, furent frappés par la singulière diversité de sa magnifique configuration naturelle. Toutefois, comme le remarque Claude Farrère dans son roman, son élégance et sa beauté valaient au Maroc cet invincible esprit d'indépendance qui en fait la grandeur et la pérennité. « … Regardez ça! Ça, c'était la mer de fer, au pied des cailloux géants, couleur de sépia. La falaise, là, se creusait en demi-cirque. Et les puissants rouleaux de houle, chassés vent arrière d'Amérique en Afrique, par-dessus deux mille lieues d'océan, trouvaient dans ce demi-cirque la fin de leur voyage immense».
A l'époque où d'autres écrivains cautionnaient par leurs écrits belliqueux l'attisement d'une fièvre coloniale, Claude Farrère considérait qu'il était essentiel de s'opposer à cet esprit colonial. En cela aussi, il prenait à cœur les souffrances des autres. Il était un écrivain de son époque et l'événement décisif de cette époque, c'était le colonialisme. Pendant toute sa vie, Farrère n'a jamais caché son amour pour le Maroc, il n'a jamais renoncé à son principe de solidarité avec les Marocains parce qu'il a retenu pour toujours ce vers de Péguy: «Que toute l'humanité batte comme seul cœur».  

Par Miloud Belmir

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