Ceci n’est pas un essai


Libé
Vendredi 12 Avril 2019

Ahmed Boukous, président de l’IRCAM, est connu pour ses travaux académiques sur le marché linguistique marocain et la culture amazighe. En 2017, il publie un roman, «Rhapsodies de Tanit la captive» aux éditions La Croisée des Chemins, qu’il présentera le mardi 16 avril à 18h30 à l’EGE Rabat. Comment passe-t-on d’une écriture universitaire à une écriture littéraire ? Peut-on dire d’ailleurs qu’il y a passage, tant les thématiques du livre sont liées à la réalité sociale ? Et pourtant, c’est bel et bien de littérature dont il s’agit.
Lors de la remise du  Prix Grand Atlas, le 14 février 2019, Barbara Cassin, la présidente du jury qui a tant parlé de traduction pendant la cérémonie (pourquoi ne pas parler plutôt des romans primés, lire quelques extraits ?), avait énoncé le nom du vainqueur en disant qu’on récompensait «un roman qui était presque un essai». C’est en effet les rumeurs que j’avais entendues autour de moi, notamment lors du Salon maghrébin du livre d’Oujda 2018. Lors de la présentation du livre d’Ahmed Boukous modérée par Driss Jaydane, et mis en relation, sans doute à tort à mon avis, avec un ouvrage édité par le Centre Jacques Berque, un ami me glisse à l’oreille, en me voyant tenir dans les mains « Rhapsodies de Tanit la captive », qu’il s’agit là d’un texte hésitant entre l’essai et le roman. Cela a suscité, du coup, quelques réticences à le lire et en rentrant de ce salon, j’avais mis le livre sur la grosse pile d’ouvrages à découvrir plus tard. C’est suite à la réception donnée par l’ambassade de France à l’occasion de la rentrée culturelle 2019, que j’ai eu le plaisir de rencontrer M. Boukous pour la première fois et de discuter avec lui. En rentrant chez moi, le lendemain (la soirée s’est poursuivie entre amis jusqu’à 5 heures du matin), j’ouvre le roman de Ahmed Boukous, je commence à lire les premières pages et je me rends compte qu’il ne faut pas se fier à ce que l’on entend. C’est bel et bien un roman que j’ai dans les mains, pas un essai, pas un texte combinant maladroitement essai et roman, pas un roman qui soit presque un essai, non, j’ai bel et bien un roman dans les mains, tel que l’indique la couverture, où figure également le symbole de la déesse Tanit. 
L’histoire se déroule à notre époque. Elle évoque les péripéties de Tanit, une jeune enseignante chercheuse dans le Maroc contemporain, tiraillée entre ses engagements féministes militants, le souci d’elle-même dans sa vie personnelle et les attaques d’un groupe d’islamistes autoproclamé « les soldats de Dieu », l’invitant à rentrer dans le droit chemin et à veiller au respect de la charia. Si le roman comporte beaucoup de dialogues réflexifs, de scènes se déroulant dans le milieu universitaire, de pensées sur les problèmes sociaux du monde contemporain, depuis la question des migrants, la discrimination de la culture amazighe jusqu’à la marchandisation de l’enseignement (et les profs du public qui s’absentent pour enseigner dans le privé), les questions LGBT, les violences policières, la corruption, et les incivilités de toutes sortes, tout cela s’inscrit dans le cadre d’une histoire littéraire racontée aux lectrices et lecteurs. Les dialogues ne sont pas des réflexions analytiques rédigées par un chercheur mais s’inscrivent, comme nous l’a dit l’auteur lui-même, dans une «écriture polyphonique» relevant du domaine littéraire. Comme nous le rappellent les sociologues pragmatiques, il faut aller voir en situation la façon dont les acteurs définissent leurs propres pratiques et essayer de comprendre ce que signifie pour certains écrivains «faire de la littérature », plutôt que se poster en juge et déclamer, avec des vues nombrilistes et anthropocentriques, que tel texte serait littéraire et que tel autre ne le serait pas. Le roman d’Ahmed Boukous rend compte de la position d’une femme dans une société patriarcale, où de nombreux combats et dénonciations publiques d’injustice restent à mener.
Avec son amie Maria, Tanit déclame «qu’il n’y a pas que le mariage et la progéniture qui puissent fonder le sens d’une existence. Nous sommes chez nous, dans notre pays, et nous lui devons d’être utiles à nos concitoyens » (p. 18). C’est cela que lui reprochent les zélotes, notamment après un tumultueux colloque à l’université où Tanit présente ses recherches sur les femmes marocaines et la domination masculine face à un public d’où émanent parfois de violents discours rétrogrades. L’un des reproches est de prôner une pensée occidentalisée, synonyme d’athéisme et de mécréance. Peu à peu, elle reçoit des menaces par téléphone, se sent épiée, espionnée. Au moment où elle rencontre Amine, passe une voluptueuse nuit d’amour avec lui, les menaces s’accentuent. La violence symbolique de ces entrepreneurs d’une morale austère, parée d’une rhétorique religieuse n’existant que dans leur tête, s’abat sur Tanit, captive au sens polysémique du terme (Marguerite Duras utilisait cette polysémie lorsqu’elle parlait du «ravissement» de Lol V. Stein). Tanit est d’abord «captivée» par «le buste velu et le corps musclé de son compagnon» (p. 125). Elle est ensuite «captive» des zélotes (p. 215, p. 237), qui tentent de la mettre à leur disposition comme esclave sexuelle en citant une fatwa et finissent par la violer, la laissant en état de choc au moment où son compagnon finit par la retrouver. Enfin, elle est captive d’une société machiste, où porter plainte suite à une agression sexuelle est un véritable parcours du combattant. Une grande partie du roman décrit les humiliations subies par la victime, notamment au poste de police au moment du dépôt de la plainte. C’est en ce sens, qu’après un séjour passé au Canada pour se reconstruire, Tanit revient au Maroc et assume de politiser son procès, afin de rendre visibles les autres femmes oubliées, celles qui ont été victimes de viol mais qui renoncent à porter plainte à cause de toutes les entraves rencontrées. 
Le texte d’Ahmed Boukous s’inscrit dans «cette volonté d’écrire le contemporain» dont parle Johan Faerber dans «Après la littérature» (2018). «Rhapsodies de Tanit la captive» parvient à rendre compte des expériences vécues à partir d’une écriture littéraire qui a trouvé dans l’art de la conversation (le bonjour à Sanae Ghouati et Mansour M’Henni) un style littéraire qui lui est propre. Ce roman parvient à livrer «l’intime du récit critique» en s’inscrivant avec profondeur dans notre époque. Ahmed Boukous, avec un regard peut-être très proche de Proust, rend compte de la dimension parfois déconcertante, pour ne pas dire aliénante, des formes de socialisations multiples auxquelles Tanit est soumise au Maroc après son agression sexuelle : «Tout au long des visites de courtoisie que Tanit a reçues, elle a eu le sentiment désagréable de subir la présence de ses hôtes. Le ressenti qu’elle a se décline comme une sollicitude activiste et opportuniste des uns et des tentatives de maillages rétrogrades que d’autres veulent tisser autour d’elle». Cette présence à la fois spectrale et réelle des attitudes réactionnaires, de ces gens convaincus qu’il existe une seule conception du bien (pour reprendre l’une des critiques de Rawls émise par l’un des personnages du roman), fait partie des composantes du monde contemporain et le mérite du roman de Ahmed Boukous est de l’avoir fait vivre en littérature, à travers une intrigue particulièrement bien ficelée.
 


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