Ammi Driss : Je ne me considère pas comme marginalisé car la décision d’arrêter en 1989 fut mienne 1/2


Propos recueillis par Abdelali Khallad
Jeudi 23 Mai 2019

“Ammi Driss”
(tonton Driss ou Driss Karimi de son vrai nom) respire le théâtre de l’enfant. Né en 1945 à Casablanca et fou
amoureux de Tanger,
il est toujours, accueillant
et rêveur… sa voix tiède
et profonde inspire des
sentiments à la fois enfantins et nostalgiques. Karimi est
un ex-enseignant initié aux fondements de la pédagogie
et de la psychiatrie. Il reste
attaché aux principes qui ont forgé son esprit et sa vie.


Libé : On ne peut aller de l’avant dans cet entretien sans reprendre avec nostalgie votre fameux personnage incarné dans la série télévisée  «Ammi Driss» qui a marqué à jamais des enfants et des grands lors des années 80. Parlez-nous un peu de la série et du personnage.
Driss Karimi : La série de « Ammi Driss » visait à enraciner plusieurs valeurs dans l’esprit de l’enfant marocain. Au début, ce fut une modeste tentative artistique et éducative, car mon objectif initial fut de présenter des opérettes éducatives. Mais après des tractations avec la télévision marocaine qui donnait la priorité aux infos, et comme j’étais producteur d’émissions pour enfants, j’ai décidé de réaliser 13 épisodes sous forme d’opérettes au début: «Les problèmes de papa», «L’examen», «Le juge des enfants», « Le marché », «  La voiture de papa », «  Le médecin de la musique ». Des opérettes, entre autres, montées avec le compositeur Ahmed El Omari. La deuxième série m’avait pris beaucoup de temps, car sachant la délicatesse du public cible, j’étais angoissé. Finalement, la série de « Ammi Driss » fut chaleureusement accueillie et fortement appréciée surtout par la presse d’Al Ittihad Al Ichtiraki. La série «Pourquoi papa est-il fâché?» m’avait pris 13 ans rien que pour la rédaction du scénario car je traitais mes sujets avec beaucoup de rigueur à la lumière de mes acquis professionnels et académiques.
En 1958, j’ai établi mon premier contact avec la télévision lorsque Maître «Ba Hamdoune» ou Driss El Allam animait une émission pour enfants à laquelle  je voulais assister.  On m’avait refusé l’accès au studio avant que la journaliste Latifa Belqadi n’intervienne pour demander à Ba Hamdoune de venir me voir. D’un ton enfantin, j’avais accusé Ba Hamdoune de favoritisme, lui promettant de réaliser un jour une émission pour enfants. Une émission à laquelle tous les enfants nécessiteux seraient invités. Ba Hamdoune était ravi, il m’avait accueilli chaleureusement dans son émission, et il devint depuis mon idole et ma source d’inspiration.

Certes, vous aviez travaillé en militant dans des conditions matérielles très modestes durant les années 70 et 80, mais le produit artistique et littéraire fut d’une grande qualité. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Effectivement. Les moyens étaient très modestes mais ils ne faisaient pas la différence pour nous. Car on faisait un travail de cœur, venant de notre patriotisme, de notre passion et notre respect pour le public, toutes catégories confondues. N’oublions pas que la série «Ammi Driss» s’adressait à toute la famille et non seulement aux enfants. Et je suis fier d’être le seul à avoir réalisé une série télévisée pour enfants en dépit des difficultés rencontrées. Toutefois, je considère que les opportunités de soutien des nouvelles initiatives sont réelles sur les plans matériel, culturel et artistique. A notre époque, la télévision marocaine m’achetait l’épisode à 700 dirhams seulement, alors qu’aujourd’hui, cela dépasse les 30 mille dirhams. Je pense sincèrement qu’il y  a moyen de mettre ces améliorations à profit pour réaliser des émissions de qualité pour les enfants sous l’influence d’un monde virtuel incontrôlable.

Comment expliquez-vous cette flagrante volonté de vous marginaliser alors que la télévision marocaine manque affreusement d’émissions dédiées aux enfants telles que «Ammi Driss» ou «Le coffret à merveilles» de Aziz El Fadili ?
Personnellement, je ne me considère pas comme marginalisé car la décision d’arrêter  en 1989 fut mienne comme elle fut pour  moi une opportunité pour repenser mon produit et ne pas tomber dans le piège des clichés. J’avais arrêté pendant quatre ans pour des raisons de santé, avant de reprendre avec la production de cinq épisodes qui s’adressaient aux enfants. A ma grande surprise, ces cinq épisodes financés à ma charge furent tout simplement classés! J’étais indigné car j’avais fait mes débuts dans une télévision qui respectait l’artiste et son art. J’ai monté et produit 35 émissions pour enfants depuis les années 80. Un produit accueilli avec énormément de satisfaction par la famille marocaine et largement suivi par les Marocains, toutes catégories confondues. J’ai ainsi décidé de prendre du recul face à cette nouvelle atmosphère malsaine, car travaillant avec des enfants, il m’était difficile de cohabiter avec l’hypocrisie et la mesquinerie. Une décision prise aussi par Maître Aziz El Fadili auteur de mémorables œuvres. Face à cette situation, j’ai opté pour les spectacles de théâtre payants dans des espaces décents . N’oublions pas aussi l’œuvre de Maître Ayyadi Kharrazi « Al Qanat Assaghira » qui n’a malheureusement pas pu continuer son parcours. Je constate des tentatives de temps à autre mais je ne les trouve pas à la hauteur des exigences du métier.
 
Vous êtes toujours lié aux enfants par le biais de vos spectacles itinérants dans les villes et villages du Royaume. Chose que nous apprécions beaucoup car cela donne aux nouvelles générations l’opportunité de découvrir votre art porteur de valeurs nobles. Par ailleurs, on ne peut que regretter une certaine ingratitude à votre égard, en ne vous attribuant pas un statut institutionnel décent et digne de votre talent et votre expérience. Y avait- il une initiative dans ce sens auparavant  ?
Dieu merci je vis dans de bonnes conditions avec ma famille. Je n’ai besoin d’aucun soutien comme je n’ai plus aucune envie de continuer dans la télévision surtout à mon âge. Par ailleurs, je continue à écrire des pièces pour  enfant comme j’ai organisé des tournées subventionnées en 2011 et 2012 par le ministère de tutelle. Sachant la qualité de mes spectacles, les directions régionales du ministère les programment régulièrement. A ce propos, l’ex-ministre de la Culture avait subventionné mon spectacle dédié aux enfants des villages retirés à Ouarzazat et Kénitra. Dieu merci, je ne vis plus du théâtre,  j’ai élevé mes enfants en bon père et je ne regrette rien, absolument rien. Je n’ai besoin d’aucun appui tout ce que je demande, c’est qu’on ne se mette pas en travers de mon chemin, qu’on me laisse travailler en paix. Je ne veux pas qu’on me prenne en photos lorsque je tomberai malade, ou qu’on me rende hommage après ma mort. Nous avons constitué le syndicat des professionnels du théâtre qui milite actuellement pour organiser le secteur et défendre les intérêts des artistes. Et je souhaite à cet effet que certains collègues  cessent de véhiculer une image précaire des  artistes. Cessons de pleurnicher, de solliciter de l’aide, car nous pouvons vivre dignement  avec notre profession. 
        
Que sont devenus les jeunes talents qui avaient incarné les personnages de la série «Ammi Driss » ?
«Ammi Driss» fut un produit collectif. Il y avait 30 personnes derrière ce fameux personnage notamment le compositeur Ahmed El Omari, l’artiste Said Makkaoui qui a composé plusieurs chansons  durant les années 70 et 80 y compris celle de «Ammi Driss». N’oublions pas la famille Rafick, notamment Habiba, Abdellah, Omar , Zakareya et la petite Kawtar qui m’a accompagné dans 33 épisodes. Je ne peux qu’être reconnaissant envers les amis qui m’avaient soutenu, comme Hikmat Abdellatif, Salah Eddine El Ayoubi, Abdellatif Erradi, Aqil Mohammed et Abdelmajid Mouchfick. Les relations étaient saines et sincères, et les techniciens travaillaient à mes côtés tard la nuit sans demander rien en retour tels que les regrettés Mohammed El Wellad, Abderrahmane Ben Haddou, Dridd Labtili, et El Bachir El Fassi. A tous ces amis et collègues dont le nombre dépassait quatre vingt, j’offre le succès de la série «  Ammi Driss » et je leur dis merci.

D’après vous, qu’est-ce qui  a changé dans l’enfance marocaine depuis les années 70 ? La génération de l’IPAD réagit-elle à vos spectacles de la même manière ?
L’enfance actuelle est exposée au quotidien aux dangers d’Internet et des réseaux sociaux. Elle a besoin d’une attention particulière de la part des parents. Les enfants d’aujourd’hui jouissent d’un confort qui les a rendus moins curieux et moins actifs contrairement à notre époque. Nous fabriquions nos propres jouets et inventions nos jeux collectifs. Je pense vraiment qu’il faut ajouter un peu de rigueur pour l’éducation de nos enfants.

Après «Le coffret à merveilles » d’Aziz El Fadili, le théâtre des marionnettes se fait trop rare. N’avez-vous jamais tenté une expérience de ce genre ?
La marionnette est fort présente dans  mes spectacles avec trois personnages, mais elle se fait tout de même rare dans les produits dédiés aux enfants. Pourtant, ce genre reste très influent et très efficace pour faire rire et éduquer les enfants. Personnellement, je fais de mon mieux pour mettre ma modeste vocation au service de l’enfance marocaine.
Avez-vous des projets artistiques ou des messages à faire passer aux responsables des secteurs de la culture et de l’audiovisuel ?
Je souhaite produire 30 capsules de théâtre des marionnettes, et j’espère recevoir une proposition pour un bon rôle au cinéma.  Il y’a des projets d’un film, d’une série télévisée, et d’une pièce de théâtre. Sans oublier un projet associatif qui cible la jeunesse exposée aux dangers du radicalisme.


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