Ce que tu te racontes, tu le deviens !

Sur le pouvoir invisible des histoires intérieures


Abderrazak Hamzaoui
Mardi 26 Août 2025

Ce que tu te racontes, tu le deviens !
Dans son œuvre — et plus particulièrement dans The Philosophy of LiteraryForm (1941) — Kenneth Burke ne se contente pas de penser la littérature comme un art du beau ou une distraction de l’esprit. Il la hisse au rang de nécessité. Pour lui, la littérature, au sens large, est un équipement pour vivre. Une formule simple en apparence, mais vertigineuse lorsqu’on s’y attarde. Car derrière ces mots se cache une vérité que nos sociétés pressées ont peut-être oubliée : nous ne lisons pas seulement pour savoir, ni même pour ressentir — nous lisons pour apprendre à être. A être au monde, à être avec les autres, à être face à nous-mêmes.

Les récits, les proverbes, les poèmes, ces formes symboliques que l’on croit parfois désuètes, inutiles ou accessoires, deviennent sous sa plume des outils de survie mentale, des cartographies émotionnelles, des boussoles invisibles. Ils nous offrent des modèles d’attitude, des manières de traverser la joie ou la tempête, des façons de nommer l’indicible. Chaque histoire entendue, chaque métaphore partagée, devient une lentille à travers laquelle nous ajustons nos gestes, nos silences, nos espérances.
Et si Burke parle d’équipement, c’est bien parce que vivre, réellement vivre, exige plus qu’un corps et une logique. Cela exige des récits qui nous portent quand tout chancelle, des symboles pour relier ce qui semble éclaté, des mots pour survivre là où les faits seuls échouent. Les récits, loin d’être futiles, sont ces dispositifs silencieux que nous activons sans le savoir pour ne pas tomber, pour comprendre l’autre, pour continuer d’y croire. Ils sont les habits de notre âme, les outils de notre résilience, les armes douces de notre condition humaine.
 
•     Le récit, non plus comme une échappatoire, mais un art discret de l’orientation
 
Alors peut-être faudrait-il reconsidérer le récit, non plus comme une échappatoire, mais comme une technologie de l’être. Un art discret de l’orientation. Une architecture souple pour habiter le chaos. Et si la littérature est bien un équipement pour vivre, alors chaque être humain est un artisan d’existence, façonné par les histoires qu’il choisit d’écouter — ou de se raconter.

 Le récit n’est pas seulement un miroir. Il est cette eau trouble où l’âme cherche son reflet, ce souffle ancien qui se glisse entre nos pensées, les façonne et les habille sans qu’on s’en rende compte. Il commence souvent sans qu’on sache qu’il a commencé — un mot entendu dans l’enfance, une peur muette, un regard qui s’est attardé trop longtemps sur une absence. Peu à peu, il s’installe, il s’impose, il devient ce murmure intérieur qui donne une teinte particulière à chaque événement. Ce n’est plus le monde que je vois, mais le monde à travers ce que j’ai cru de moi, des autres, de la vie. Le récit dominant, celui qui s’installe en chacun de nous sans frapper, devient alors le filtre, le prisme, l’armure parfois — ou la cage. Il n’explique pas seulement ce que je vis : il décide de comment je le vis. Il transforme mes perceptions en vérités, mes hésitations en certitudes, mes blessures en prophéties autoréalisatrices. Et dans ce labyrinthe de mots, ce n’est pas la réalité qui dirige mes pas, mais la manière dont je me la raconte. Car au fond, ce que je crois de moi finit toujours par devenir ce que je vis — et ce que je fais vivre aux autres.
 
•     Ce n’est plus ce que je vois qui compte, mais ce que le récit me permet de voir
 
Quand un récit s’invite dans notre esprit, il ne vient pas en visiteur poli. Il entre sans prévenir, sans frapper, parfois même sans mots. Il s’installe dans les interstices de nos silences, s’immisce dans le moindre battement de notre conscience, et lentement, il redessine les contours du réel. Ce n’est plus ce que je vois qui compte, mais ce que le récit me permet de voir. Il devient architecte de mes compréhensions, sculpteur de mes intuitions. Il ne raconte pas seulement une histoire : il m’apprend à lire le monde à travers ses propres lignes, ses propres absences, à travers les yeux de ses personnages. Il m’impose un alphabet intérieur avec lequel je déchiffre mes émotions, mes choix, mes refus.
Et lorsque ce récit trouve en moi un terrain fertile — un doute, une blessure, une quête de sens — il n’a pas besoin de forcer. Il s’enracine. Il devient sève. Il épouse mes pensées comme la rivière épouse les méandres de la vallée. A chaque respiration, il se réinvente, s’adapte à mes contradictions, se camoufle dans mes souvenirs. Il devient ce compagnon muet qui ne me quitte jamais, même lorsque je crois être seul. Il me murmure des vérités douces et terribles à la fois, des vérités que je n’ose remettre en cause, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont devenues miennes. Subjectives, oui. Mais ancrées. Inébranlables. Car ce que l’on croit depuis longtemps finit par se confondre avec ce que l’on est.Dans la solitude des pensées, une histoire peut se métamorphoser en une boussole émotionnelle, un guide silencieux qui oriente, réoriente, et finit par redéfinir l’individu de l’intérieur. C’est là, dans cette profondeur intime, que se jouent les batailles de l’âme.
Ainsi, un simple souvenir — une image floue, une odeur suspendue, une bribe de phrase tombée dans le silence — peut soudain se réveiller et déployer en nous des paysages entiers. Ce qui fut, ne se contente plus d’avoir été : il devient ce qui est encore, ce qui revient, ce qui insiste. Une parole jadis anodine devient mantra, blessure ou promesse. Un regard échangé — peut-être trop long, ou peut-être trop bref — se transforme en énigme qu’on ne cessera de relire, de réécrire, d’habiller de sens. Ce n’est plus l’instant qui compte, mais la mémoire que l’on en a sculptée, les interprétations qu’on y greffe, les émotions qu’on y greffe comme des racines cherchant encore à comprendre. Et alors, ce minuscule fragment du passé échappe au temps ; il grandit, il gonfle, il déborde. Il devient une légende intime, une vérité personnelle que rien ne pourra désormais contredire, car elle s’est logée non dans le fait, mais dans l’écho. Car au fond, nous ne vivons pas les événements. Nous vivons les histoires que nous tissons autour d’eux.
 
•     Dans les sphères les plus personnelles que collectives, celui qui raconte détient le pouvoir de rendre l’invisible crédible
 
L’histoire, une fois ancrée, ne reste pas immobile comme une pierre posée dans un coin de mémoire. Elle se déploie, s’étire, tisse patiemment sa toile dans les recoins invisibles de l’esprit. Une toile fine, presque imperceptible, et pourtant solide comme une vérité. Chaque fil est tendu avec précision : ici une croyance forgée dans l’urgence d’aimer ou de survivre, là un sentiment enfoui sous des années de silence, plus loin une certitude héritée, jamais questionnée, toujours répétée. Et sans que l’on s’en rende compte, cette toile devient la structure même de notre pensée. On s’y accroche, on s’y repose, parfois on s’y enferme. L’histoire ne dit pas seulement qui nous sommes ; elle dicte ce que nous pensons être capables de devenir.

Mais l’histoire ne gouverne pas que l’intime. Elle se propage. Elle se glisse dans les dialogues, dans les gestes quotidiens, dans les décisions que l’on prend — ou que l’on évite. Elle devient outil de gestion de soi, comme un gouvernail intérieur, et outil de gestion des autres, comme un fil invisible qui oriente les attentes, les peurs, les adhésions. Celui qui maîtrise une histoire, même simple, peut façonner des émotions, apaiser des colères, susciter des élans. Car nous ne réagissons pas aux faits, mais aux récits que l’on nous propose pour les comprendre. Le pouvoir ne réside pas dans l’autorité nue, mais dans la capacité à narrer une réalité crédible, habitable, désirable. Voilà pourquoi, dans les sphères les plus personnelles comme dans les cercles les plus collectifs, celui qui raconte — vraiment — détient une forme de pouvoir douce, mais déterminante : celle de dessiner l’invisible, et de le faire croire.
 
•     Gardez le choix de devenir l’auteur de votre propre histoire
 
Faisons attention. Oui, une attention fine, presque sacrée, à ces histoires que nous nous racontons en silence, quand la lumière baisse et que le monde se retire. Car ces récits que l’on chuchote à soi-même, jour après jour, finissent par dessiner les murs de notre réalité intérieure. A force d’y croire, on s’y conforme. A force de s’y conformer, on les incarne. Vous pouvez, sans vous en rendre compte, vous désigner héros flamboyant, porteur de sens et d’élan — ou simple figurant effacé, spectateur de sa propre vie, ou pire encore : prisonnier d’une image héritée, d’un rôle accepté sans résistance. Et ce rôle, une fois adopté, s’enracine. Il vous façonne de l’intérieur, guide vos gestes, sculpte vos silences, choisit même pour vous les limites de ce que vous croyez possible.

Alors, choisissez avec soin. Avec tendresse aussi. Car se raconter, ce n’est pas mentir : c’est choisir d’habiter sa vie plutôt que de la subir. Le récit que vous nourrissez devient votre horizon — il peut vous enfermer dans une boucle de peurs, ou vous offrir l’envol discret d’un sens retrouvé. Ne sous-estimez jamais le pouvoir d’une narration intime. Là où certains cherchent à se libérer par les faits, d’autres s’émancipent par une phrase intérieure qu’ils n’avaient jamais osé prononcer.

Et si vous deviez ne retenir qu’un seul pouvoir véritablement humain, ce serait peut-être celui-ci : celui de dire “je” autrement. De réécrire, à l’encre vivante, le récit par lequel vous vous définissez. De devenir l’auteur de votre propre regard. Car ce que vous vous racontez — voilà ce que vous devenez.

Par Abderrazak Hamzaoui
Email : hamzaoui@hama-co.net
www.hama-co.net


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