Sous-traitance et précarité : Responsabilité politique escamotée

Le ministre Sekkouri assure être au courant et annonce quelques très hypothétiques solutions


Hassan Bentaleb
Mardi 30 Décembre 2025

Sous-traitance et précarité : Responsabilité politique escamotée
Younes Sekkouri, ministre de l’Inclusion économique, de la Petite entreprise, de l’Emploi et des Compétences, a reconnu la persistance de «problématiques insolubles» concernant les travailleurs de secteurs supervisés par des entreprises de sous-traitance au Maroc. Il a toutefois souligné qu’«un travail est en cours pour les résoudre » par la voie légale et dans le cadre de la concertation avec les partenaires sociaux.

Le ministre avait saisi l’occasion de la séance publique des questions orales hebdomadaires à la Chambre des représentants, tenue lundi 8 décembre dernier, pour révéler que «le gouvernement s’engage à réformer le Code du travail afin de mettre fin aux abus des entreprises de sous-traitance et de rendre justice aux salariés et aux travailleurs, en particulier les agents de sécurité privée ».
 
Un discours de reconnaissance… sans responsabilité politique immédiate

Toutefois, plusieurs experts estiment que si le ministre reconnaît l’existence de «problématiques insolubles», ce qui est politiquement rare, cette reconnaissance reste dépolitisée puisque les problèmes sont présentés comme structurels et jamais comme le résultat de choix politiques antérieurs ou de défaillances de l’action publique. « La responsabilité est ainsi diluée dans le temps et dans la loi elle-même, plutôt que située au niveau des gouvernements successifs », nous a expliqué un syndicaliste, sollicitant l’anonymat.

Pour ce dernier, l’argument central du discours du ministre reposant sur une promesse récurrente : «Le travail est en cours»,  présente, trois limites majeures, à savoir, la neutralisation de l’urgence sociale, notamment pour des catégories surexploitées comme les agents de sécurité privée ; la transformation d’une injustice actuelle en un problème futur à résoudre et l’évitement de toute mesure transitoire forte, alors même que les abus sont documentés. Autrement dit, le temps législatif est utilisé comme outil de temporisation politique.
 
Une contradiction implicite : l’Etat sait, contrôle, mais ne sanctionne pas

A ce propos, notre source indique que si le ministre admet explicitement que l’administration inspecte, constate des infractions et identifie même des faits qualifiables de délits, il explique dans le même temps que l’Etat est juridiquement impuissant à sanctionner efficacement.

« Cette contradiction est centrale : si l’Etat sait mais n’agit pas efficacement, le problème n’est plus seulement légal, il est institutionnel et politique. Et cela pose une question absente du discours: pourquoi ces plafonds de sanctions dérisoires n’ont-ils pas été révisés plus tôt, alors que les abus sont connus depuis des décennies? », se demande-t-elle.
 
Le déplacement du problème vers la loi plutôt que vers les donneurs d’ordre

Ces experts notent que le ministre insiste sur la sous-traitance, mais reste silencieux sur un acteur clé : les donneurs d’ordre publics et privés, qui bénéficient directement de cette précarisation du travail.

En réduisant le problème à la sous-traitance en tant que dispositif juridique, le discours évite de questionner les politiques de passation des marchés, la logique du moins-disant social et la responsabilité des institutions publiques elles-mêmes.
La sous-traitance apparaît ainsi comme une anomalie, alors qu’elle est en réalité un pilier fonctionnel du modèle économique actuel.
 
Le “consensus national” comme stratégie de dilution

L’appel à un « consensus national » peut sembler inclusif, mais il est aussi problématique : il place les droits des travailleurs dans une logique de compromis, il donne implicitement un droit de veto aux acteurs économiques les plus puissants et transforme une question de droits fondamentaux en négociation politique. Or, les droits sociaux ne devraient pas dépendre d’un consensus, mais d’un principe de protection minimale non négociable.
 
La sous-traitance comme réponse économique à la pression concurrentielle

De son côté Soumaya Belkasseh, enseignante-chercheuse en France, spécialisée dans le domaine de la Gestion des ressources humaines (GRH) et la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE), affirme que « dans un contexte économique tendu et en constante mutation, les entreprises cherchent à optimiser leurs coûts et à se recentrer sur leur cœur de métier ». « Le recours à la sous-traitance, largement répandu au Maroc, s’inscrit pleinement dans cette logique. Le Code du travail de 2003 encadre cette pratique à travers l’article 86, qui définit la sous-entreprise comme « -un contrat établi par écrit, par lequel un entrepreneur principal charge un sous-entrepreneur de l’exécution d’un certain travail ou de la prestation de certains services. Il est fait recours au contrat de sous-entreprise tant qu’il est en faveur de l’entreprise principale et ne porte pas préjudice aux intérêts des salariés», explique-t-elle. Et de poursuivre : « Cette définition met en évidence la notion de préjudice, révélatrice de la vulnérabilité potentielle des travailleurs dans les chaînes de sous-traitance. Le législateur semble ainsi avoir anticipé les risques inhérents à cette relation triangulaire entre donneur d’ordre, sous-traitant et salarié. Toutefois, ce cadre juridique demeure insuffisant pour prévenir un recours abusif à la sous-traitance ».

« En effet, ajoute-t-elle, certaines entreprises structurent leur modèle économique autour de la flexibilité afin d’éviter les engagements liés à l’emploi direct en contrat à durée indéterminée (CDI). Cette logique d’optimisation conduit souvent à des formes de précarité structurelle, où les collaborateurs externalisés deviennent une variable d’ajustement, bénéficiant de protections moindres que les salariés internes. Or, ce personnel doit jouir de l’ensemble des droits garantis par la loi durant l’exécution de sa mission. Le plus fondamental de ces droits demeure l’accès à une rémunération équitable, ainsi qu’aux déclarations sociales et aux obligations légales prévues par la législation en vigueur. Cependant, certains entrepreneurs trouvent encore des moyens d’enfreindre la loi, cherchant à optimiser leurs coûts au détriment d’une main-d’œuvre vulnérable et exposée à la précarité ».
 
La sécurité privée, un secteur révélateur

Le domaine de la sous-traitance concerne aujourd’hui l’ensemble des secteurs d’activité, notamment le BTP, l’agriculture, l’industrie et les services, dont la sécurité privée, précise Soumaya Belkasseh. « Si chaque métier présente ses propres spécificités, celui de la sécurité constitue un exemple particulièrement révélateur des dérives liées à la sous-traitance », note-t-elle ». Et de préciser : « Afin d’assurer la sécurité privée de locaux, quelle que soit leur nature, de nombreuses entreprises ainsi que des administrations publiques ont recours à la sous-traitance pour la mise à disposition d’agents de sécurité. Or, ce métier se distingue par des conditions de travail particulièrement contraignantes. Les agents de sécurité sont fréquemment amenés à travailler jusqu’à douze heures par jour, tout en étant rémunérés sur la base de huit heures seulement, illustrant de manière frappante la précarité qui caractérise ce secteur. A cela s’ajoute, dans certains cas, l’absence de repos hebdomadaire effectif, accentuant la fatigue et la vulnérabilité de ces travailleurs. Cette situation contribue à instaurer une précarité durable, où les exigences du service priment sur le respect des droits fondamentaux des salariés ».

Au-delà de ces pratiques, indique-t-elle, les agents de sécurité sont également victimes des calculs de marge opérés par leurs employeurs, les sociétés sous-traitantes, qui cherchent à optimiser leurs coûts en réduisant la masse salariale, souvent au détriment des rémunérations et des droits sociaux des agents.
 
L’urgence d’un renforcement du contrôle et des sanctions

« Les dérives observées dans ce secteur sont nombreuses. Les entreprises qui ne s’inscrivent pas dans une logique de responsabilité sociale doivent être soumises à un dispositif juridique plus contraignant. Il devient impératif de renforcer le système de contrôle, notamment en dotant l’Inspection du travail de moyens humains et matériels suffisants pour assurer une couverture plus large et une application effective et rigoureuse de la loi », explique-t-elle. Et de conclure : « En l’absence de conscience professionnelle et de responsabilité humaine de la part de certains acteurs, la loi demeure le seul rempart capable de protéger le personnel employé dans le cadre de la sous-traitance. Il est donc urgent de renforcer les dispositifs légaux existants, en particulier par la révision des pénalités prévues, afin de les rendre réellement dissuasives à l’égard des contrevenants ».

Hassan Bentaleb


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