Mythologie des crises


Par Emmanuel Martin
Jeudi 15 Janvier 2009

Comme à l'occasion de toute crise, de nombreuses voix s'élèvent pour appeler l'Etat à plus d'interventionnisme, en particulier sous forme de mesures protectionnistes. Même si en apparence et à court terme, ces mesures peuvent sembler nécessaires, il ne faut pas oublier que c'est ce même protectionnisme qui se trouve souvent à l'origine des crises, voire de leur aggravation. L'éditorialiste Emmanuel Martin nous propose dans cet article original un rappel historique sur les événements qui ont précipité le jeudi noir de 1929. Grâce à cette analyse, les lecteurs seront sans doute surpris de découvrir un des mythes que les hommes politiques utilisent, notamment en temps de crise, afin de justifier des politiques dont les effets sont pervers.
A l'occasion de la crise actuelle, il est régulièrement fait usage d'une imagerie populaire de la grande dépression de 1929 : la crise trouverait son origine dans le fonctionnement débridé du capitalisme et ne pouvait être solutionnée que par l'intervention de l'Etat. Comme pour la crise actuelle, cette imagerie oublie volontiers les erreurs de politique publique qui sont bien souvent une cause majeure de la crise, mais aussi … de son aggravation. Il est donc important de rappeler certains éléments historiques pour que des mythes ne se propagent pas et que des erreurs ne soient pas répétées.
Il ne faut jamais oublier l'importance des anticipations des acteurs face à la politique publique. Cette dernière génère en effet des incitations, des « règles du jeu », et ne laisse donc pas les agents économiques sans réaction. Ainsi, la préparation d'une nouvelle législation qui surtaxe l'investissement dans tel secteur X fera par exemple que les investisseurs y anticipent des baisses d'opportunités de profit et se détournent de ce secteur. Partant de cette réflexion, il se trouve un point essentiel qui est très souvent omis sur les origines de la crise de 1929.
En 1929 les acteurs des marchés financiers ont été affolés par les perspectives d'une loi protectionniste, le « Smoot Hawley Act ». Cette loi entendait augmenter les droits de douane sur des centaines de produits et de marchandises importés aux Etats-Unis (automobile, produits agricoles, etc.). Elle a été discutée durant l'été et trois jours avant le Jeudi noir (24 octobre 1929), le Sénat rejette une demande de limitation des augmentations de droits de douane agricoles, indiquant clairement sa position protectionniste. La nouvelle est relayée le 23 octobre, veille du Jeudi noir. Le 28 des sénateurs en appellent au Président Hoover pour faire passer la loi protectionniste et les journaux financiers titrent sur les reflux massifs de capitaux européens : le lendemain sera le mardi noir. En dépit d'une pétition de plus de 1000 économistes et d'une soirée à la Maison blanche passée par Henry Ford à inciter le Président à opposer son veto, Hoover signera finalement le Smoot Hawley Act le 17 juin 1930. La bourse baissera alors de plus belle.
La logique protectionniste du Smoot Hawley Act était contre-productive et les investisseurs le savaient bien. Avant que l'Amérique ne s'effondre du fait de cette loi, ils ont préféré retirer leurs investissements financiers, précipitant d'ailleurs de ce fait encore plus la chute américaine et mondiale. Même si l'économie n'était pas à l'époque aussi mondialisée qu'aujourd'hui, il était évident qu'au-delà des effets positifs visibles et à court terme (pour les industries sélectionnés qui allaient être protégés), se profilaient logiquement les effets pervers de cette loi, bien plus considérables.
En effet, d'abord les autres nations allaient bientôt engager des représailles protectionnistes, entretenant ainsi une spirale de montée des protectionnismes : Canada, Suisse… ce sont trente cinq pays qui ont réagi. Ensuite les entreprises américaines important des biens intermédiaires surtaxés par les nouveaux droits de douane allaient voir leurs coûts s'envoler, ce qui n'était bon ni pour leurs embauches, ni pour leurs consommateurs.
Enfin un argument, rarement mis en avant, est fondamental pour comprendre l'effondrement. C'est que le degré de spécialisation dans une économie, et par conséquent la rentabilité des investissements caractéristiques de ce niveau de spécialisation, dépendent de l'étendue du marché (la demande). En effet, on n'utilise par exemple pas le même nombre d'intermédiaires et de machines pour produire 100 voitures ordinaires et pour en produire un million. Dans le deuxième cas, le degré de spécialisation ou de division du travail, est bien plus élevé : on utilise des machines plus complexes, avec des procédures de production plus complexes faisant appel à une division du travail plus élevée. Ainsi, des investissements importants en machines et/ou en sous-traitance (reflétant un degré élevé de spécialisation) sont rentabilisés pour un marché très étendu, mais pas pour un petit marché. Or, le fait d'augmenter les barrières commerciales réduit par définition la taille du marché. Tout à coup des entreprises dont le capital reflétait un degré de spécialisation et de division du travail adapté à un marché mondial relativement libre, se retrouvaient avec un marché qui avait été rétréci par les mesures protectionnistes réciproques. Très clairement, elles n'étaient plus rentables pour ce marché, elles n'étaient plus « économiques » : leur capital était inadapté. Avec les discussions sur le Smooth Hawley Act, les investisseurs financiers ont donc anticipé que nombre d'entreprises, comme l'économie US, allaient se trouver dans cette situation. La seule préparation de cette loi a déjà donc induit des anticipations de la part des investisseurs, qui se sont exprimées à l'occasion de krachs.
Il faut donc conserver en mémoire les faits historiques pour éviter certaines interprétations simplistes de la crise de 1929, mais aussi de la crise actuelle.
Les politiques publiques ont dans chaque cas leur part de responsabilité, à côté de celle des marchés. L'épisode du Smooth Hawley Act est un exemple à méditer. En particulier à l'heure où certains, en Russie mais peut-être aussi aux Etats-Unis, sont tentés par le protectionnisme.

Emmanuel Martin est docteur en économie, responsable de publication sur www.unmondelibre.org.
 Publié en collaboration avec UnMondeLibre.org.



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