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Les dominos et le mikado


vPar Yvon Toussaint *
Lundi 14 Février 2011

Jouer aux dominos, c'est piocher et assembler des pièces dissemblables mais qui s'apparentent par l'un ou l'autre côté. C'est aussi adosser ces pièces avant d'en faire tomber une d'une chiquenaude, pour constater que toutes s'effondrent dans son sillage. Jouer au mikado consiste à retirer d'un fouillis de bâtonnets l'un d'entre eux, sans faire bouger les autres.
A considérer les mines soucieuses des spécialistes du monde arabo-musulman penchés sur le planisphère, on perçoit aisément la difficulté de ce qu'on exige d'eux dans l'actuelle conjoncture : imaginer quelle tournure prendra une partie diplomatique extrêmement complexe, qui aura à tenir compte de multiples éléments hétérogènes, ainsi que des règles des dominos, du mikado et de quelques autres jeux de l'esprit, dans lesquels l'intuition devrait s'allier à la concentration.
Car le moins qu'on puisse en dire est que la tapisserie arabo-musulmane est chatoyante, c'est-à-dire qu'elle a des reflets politico-religieux extrêmement divers selon les latitudes, ce qui n'augure pas d'un avenir cohérent.
D'où le caractère aléatoire de toutes les conjectures que l'on peut faire dans les chancelleries ou les salles de rédaction depuis que la courageuse petite Tunisie a donné le branle et que l'Egypte, plaque tournante et pièce maîtresse, s'est engouffrée dans son sillage. Et ce ne sont pas les événements qui se sont produits au Caire dans les dernières heures qui démentiront cette constatation puisque leur décryptage est à peine amorcé.
En toute hypothèse, ce sont les peuples arabo-musulmans et eux seuls qui jouent leur va-tout. Ces peuples qui veulent se réapproprier leur destin en portant la lutte sur le terrain social avant toute considération politique ou même religieuse.
Ils ont en commun, ces peuples aux abois, de devoir dominer leurs peurs pour libérer leurs colères et leurs indignations, éradiquer les corruptions de toutes natures et cautériser une gangrène kleptocratique qui, avec la complicité assumée de nos si peu scrupuleuses démocraties, compromet tout développement adéquat.
Mais que de différences qui rendent les avenirs incertains, de la Tunisie à l'Egypte, mais aussi de l'Algérie au du Yémen, du Soudan aux pays du Golfe, de la Syrie au Liban, de la Lybie à la Jordanie, etc. !
Différences entre les forces militaires, dont on n'a pas fini d'apprécier le poids exact. Les généraux de Tunis et du Caire ont des proximités très variables avec les tyrans, quand ils ne sont pas partie prenante dans les tyrannies.
Disparités, aussi, des richesses naturelles (à commencer par le pétrole), ce qui colore très différemment l'attitude des puissances vis-à-vis de tel ou tel régime. Mais qui permet aussi, quand le bateau tangue, d'acheter peu ou prou une sorte de paix sociale.
De même, les stratégies diplomatiques sont partout dissemblables. Les lignes croisées que pourraient adopter dans une nouvelle donne l'Egypte, l'Autorité palestinienne, le Hamas, le Hezbollah, Israël et les Etats-Unis, seront délicates à tracer dans le sable du Moyen-Orient.
Quoi d'autre aurait-il pu empêcher le battement d'aile du papillon tunisien de provoquer une secousse sismique à l'autre bout du monde arabe ? Eh bien la présence ou non d'une classe moyenne déjà en quelque sorte démocratisée (ce n'est pas d'hier que l'on appelait la Tunisie une terre de démocrates sans démocratie). Ou un statut de la femme qui permet ou interdit l'injection dans les sociétés concernées d'une magnifique énergie vitale enfin dévoilée, désentravée et exprimée avec une force irrépressible.
Et voilà qui nous conduit à un des éléments fondamentaux du dossier. A ce qui le rend si névralgique: l'Islam fondamentaliste.
C'est une névralgie, en effet, que cet intégrisme qui fige l'Islam dans une sclérose doublée de prosélytisme. Et dont on ne dira jamais assez qu'il dénature et corrompt une religion apte, comme d'autres, à s'intégrer dans une société moderne, à condition de s'auto-cantonner dans la sphère privée des croyants, et non de vouloir régenter l'espace public.
A partir de cette exigence, il appartient aux musulmans eux-mêmes de s'opposer à toute dérive insupportable de leur religion. D'abord parce que cela les concerne au premier chef. Et ensuite parce que, à la différence des infidèles, ils ne seront pas spontanément et abusivement accusés de discrimination antimusulmane et, par extension, anti-arabe lorsqu'ils - ou elles ! - condamneront avec colère la burka.
Quoi qu'il en soit dénonçons avec force l'opinion selon laquelle nos démocraties doivent soutenir les pires tyrannies du monde arabe pour la raison que celles-ci contiennent et persécutent un Islam radical.
Il se fait que c'est précisément le contraire qui, le plus souvent, se produit. La tyrannie porte la misère du peuple comme le nuage porte la pluie. Et les peuples désemparés vont évidemment se jeter dans les bras d'une religion perçue comme protectrice et consolatrice.
On peut donc à bon droit prétendre que les soi-disant remparts sont, dans la plupart des cas, les fourriers des fondamentalismes. Et que leur prêter la main par anti-sectarisme, est une vilenie doublée d'une sottise.
On le pressent, rien n'est joué encore. Reste à négocier le passage sans trop de douleurs entre le pire et le meilleur. Au bon rythme, c'est-à-dire, comme on disait au temps des colonies, sans atermoiements funestes et sans précipitations inopportunes.
Quel sera le degré de conscience politique de foules durant si longtemps déconscientisées ? Quel sera le degré d'inconscience politique de tyrans accrochés à la dernière branche de leur pouvoir. Et concédant toujours trop peu et trop tard ?
De quels côtés tomberont in fine certains protagonistes ?
Jamais l'Histoire n'est aussi dangereuse que lorsqu'elle accélère, si ce n'est lorsqu'elle s'enlise.
Alors, spontanément, on s'interroge sur ce qu'on peut faire, nous, si proches et si lointains à la fois. Non pas pour prétendre décider du cours des choses. Mais pour que l'Europe, notre Europe, accompagne le mouvement dans des pays que, jusqu'ici, elle a surtout préféré stables que démocrates.
Le vrai enjeu reste de redéfinir les relations entre le monde arabe et le monde européen. De revivifier notamment une Union pour la Méditerranée déjà agonisante. De cogérer ce qui peut l'être avec ces pays de la rive sud de la Méditerranée, nos cousins.
Vaste programme. Mais ne pas l'assumer c'est se confiner au balcon. Indignement.
Puisque je viens de commencer la lecture de la toute récente biographie de Françoise Giroud, je dédie à tous ces peuples qui ont à conduire leurs révoltes à bon port, la conviction de Françoise à laquelle il faut croire en ces jours fiévreux : « Les révoltes qui se manifestent par les armes, on peut les mater. Celles qui naissent et se propagent par l'esprit sont insaisissables ».

* Journaliste et écrivain, ancien directeur et rédacteur en chef du journal belge « Le Soir »  



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