Le livre. Demain l'âge d'or de Jacque Heitz (suite week end)


Libé
Vendredi 30 Avril 2021

Adolescent timide et puceau, riche seulement de centaines de lectures, je me voulais lisse, invulnérable, jamais malade, impressionnant ainsi mes copains et mes futures amoureuses. Las ! ma peau affirmait tout le contraire. J’avais beau la dissimuler sous des cols roulés et des manches longues, mes proches finissaient bien par repérer les marques de l’infamie sur mes poignets, mes mains, mon cou. Toute maladie est honteuse, me chuchotait secrètement mon ubris. J’avais lu dans un traité sur la Mésopotamie antique que les médecins babyloniens questionnaient rituellement leurs patients : - Tu es malade? Quel péché as-tu commis ? Je n’en sais rien même maintenant après des décennies d’éruptions, rougeurs, suintements et crevasse, démangeaisons, grattages et écorchures.

- C’est une maladie héréditaire, me révéla le médecin qui avant de me refuser comme donneur de sang, m’avait fait faire un bilan hématologique. Un défaut dans un chromosome. Un cadeau de ma maman donc, sujette à un modeste eczéma sans comparaison avec les explosions qui me ravagent la peau.
- Tartinez-vous de cortisone, me conseillent les dermatologues.
- Surtout pas, me dit mon expérience. Sans effet bénéfique après les premières applications, elle cause des vergetures, un amincissement puis une destruction de l’épiderme.
- C’est une manifestation du péché originel, m’assure un ami chrétien. - Je pourrais évoquer une rétribution karmique, se risque prudemment Pétrus. Le poids de tes démérites dans des vies antérieures.
- La peau marque la frontière entre le monde intérieur et l’extérieur, me fait remarquer un homéopathe. Des difficultés de communication avec vos semblables ?
- Certes, qui n’en a pas ? Mais alors, mon père et ma sœur, terrorisés bien plus que moi par les autres, pourquoi ont-ils une peau douce, lisse, sans le moindre bouton ? La chaleur est le seul remède efficace. Quitter les pluies glacées avec un eczéma qui me démange de partout, me retrouver au soleil du midi et en deux jours, ma peau est saine et heureuse, sans rougeur. Seulement je suis titulaire de mon poste à Bruxelles, par 51 degrés de latitude nord. Sur la photo de classe je suis au dernier rang, parmi les grands. Pétrus est devant moi. Nous avons tous les deux l’air d’être ailleurs. Sur le côté notre professeur de latin esquisse un vague sourire. Il est notre idole, nous sommes tous les deux passionnés par le monde antique. Pétrus manifeste très tôt des dons exceptionnels presque inquiétants pour l’apprentissage des langues. Une mémoire absolue et une capacité d’attention qui ne l’est pas moins. A la rentrée de 6ème, alors que nous en sommes aux premières leçons mon génial ami a déjà terminé le livre. Son enthousiasme ne connaît pas de limites. «Les origines de l’écriture, Olivier, comment expliques-tu ça ? Cette découverte fantastique ! Des agriculteurs qui marquent leurs sacs de grains. Deux ou trois signes codifiés, puis des pictogrammes, bientôt une écriture. Et la volonté d’un roi ou d’un dieu peut être déchiffrée des milliers d’années plus tard. Je veux étudier ça, Olivier.

 -Le moment où les peuples passent de la proto-histoire à l’histoire ?
- Oui. Je ne connais encore que le latin. L’année prochaine, nous commençons le grec. Je sens que j’ai une vocation. Mes rêves me le disent. Ils sont tellement plus vrais que la supposée réalité. Moi je ne suis pas d’ici.. J’ai vécu la nuit passée dans une magnifique cité antique où j’étais scribe. Bien plus réelle que le camion de mon père que je décharge tous les matins. Ce qui n’existe pas ou n’existe plus est parfois bien plus important que le palpable, le concret. Tiens, qu’est-ce qui compte le plus pour toi ? Tintin, une pure fiction, ou notre professeur de mathématiques ?
- Tintin, sans hésiter.
- Olivier, je crois, moi, à un Age d’Or. Je le rechercherai, je le trouverai à travers les écritures anciennes. Le professeur de grec, très impressionné par les dons de Pétrus, lui fit cadeau d’un plein sac de livres. Traités jaunis de la collection archéologique Payot, dictionnaire grec- français. Et le récit de la découverte de la Crète antique par Evans. Mon ami exultait, il le lut en une nuit et crut avoir découvert chez les Minoens une esquisse très acceptable de l’Age d’Or. Le palais de Cnossos n’était pas entouré de remparts, le roi n’avait pas à se défendre contre ses sujets ou les invasions. Les fresques, les objets, les sculptures évoquaient l’art, la danse, les acrobates plutôt que les guerres. Il se mit avec ardeur à l’étude du linéaire B et du disque de Phaistos... Un léger souffle de vent dans la nuit manosquine ravive les parfums du jardin. Sur la terrasse je m’étire et baille. Je pense à ma mère qui tente d’échapper à l’hôpital gériatrique et va jusqu’à la barrière infranchissable de l’entrée. Elle veut rentrer chez elle. Mais il n’y a plus de chez elle. Pétrus aussi veut rentrer chez lui, dans une cité radieuse de l’Age d’Or, au fond de jungles inextricables. Il a encore bien des obstacles à franchir avant de pouvoir la découvrir, accompagné de Roya et Shanti. Quand le soleil se lève, je suis déjà en train d’emballer des dizaines de verres en cristal, des plats, des assiettes en porcelaine. J’enveloppe avec le plus grand soin toute cette vaisselle qui n’a jamais servi et va partir au dépôt-vente tomber dans des mains étrangères. Pendant qu’elle dormait dans les armoires, somptueuse et inutilisée, nous n’étions autorisés à nous servir que de vieux couteaux émoussés, de soucoupes et de tasses ébréchées. Et malheur à nous si nous en cassions une ! Vous êtes un clou de mon cercueil, gémissait ma mère. Moi qui me suis saignée aux quatre veines pour vous ! Ah ! vous viendrez pleurer sur ma tombe. On le voit, elle ne lésinait pas sur les images fortes, ma chère maman. Et si d’aventure elle laissait elle-même tomber une assiette et la cassait, elle s’écriait furieuse : - Vous me faites faire une bêtise. 

Le jovial marchand de vin est venu reprendre ses bouteilles et me faire un chèque. Il m’a l’air parfaitement à l’aise, pas du tout troublé par mon accueil glacial. Il me laisse en cadeau un château neuf-du-pape, je le dégusterai ce soir. En début d’après- midi, après un déjeuner sur le pouce, je remplis des dossiers que je porte à la mairie, je passe par une banque, un bureau d’assurances. Quand je reviens, il est l’heure d’arroser le jardin. En donnant à boire à la terre et aux plantes, un souvenir me revient soudain, brûlant. Là, entre les pivoines et le laurier-rose, un jour, mon père si taciturne m’a parlé.

 En somme, me dit-il sans me regarder, toi, tu n’es le fils de personne.
- Comment ça, le fils de personne ? Mais je suis ton fils, papa.
- C’est bien ce que je dis.
- Je ne comprends pas.
- Tu sais bien que je ne suis personne. Le serviteur de ta mère. Un serviteur n’est pas une personne.
- Tu es jardinier.
- Amateur. Et ce que je fais, tout le monde peut le faire. Toi, tu es un Monsieur important, un universitaire qui sait tout, qui écrit dans «Le Soir», qui va en Amérique. Personne ne lisait de livres dans ma famille. Ni dans celle de ta mère. Ton goût des livres, ce qui fait ta vie, ça n’a rien à voir avec tes parents, tu ne leur dois rien. Tu ne nous ressembles pas, alors que Liliane ressemble à sa mère. Tu es quelqu’un d’important, tu vis avec de belles femmes. Elles ne s’y trompent pas, elles, hein ? Tu n’es jamais resté seul très longtemps. (A suivre)


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