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écho à un «laissez-moi jouer», cri du
cœur de Tayeb Saddiki, l’un des plus
grands hommes de théâtre du Maroc
(avec Abdessamad Kenfaoui, Abdelkrim
Berrechid, Nabyl Lahlou ou Taîeb A-Alj).
Dans ce livre érudit paru aux éditions
Les infréquentables, Jean-François Clément
restitue le parcours ainsi que l’analyse des œuvres.
Trois périodes ont marqué la vie de Tayeb Saddiki. Tout d’abord, celle des traductions de textes internationaux en langue arabe. Ensuite, celle des adaptations, notamment des pièces de Molière. Enfin, celle des créations, avec des œuvres telles que «Fi T’ariq». Ces trois périodes sont indissociables d’un parcours exceptionnel qui prend son essor sous la colonisation et accompagnera le développement des activités théâtrales au Maroc à partir de l’Indépendance. Jean-François Clément retrace la trajectoire biographique de Saddiki avant d’analyser le contenu de ses pièces. Formé par André Voisin et Charles Nugue à Casablanca, il jouera à Paris en 1956 avec la première troupe marocaine. C’est là qu’il rencontre Jean Vilar, directeur du Théâtre national populaire, avec lequel il travaillera de 1957 à 1959. C’est également lors de ses débuts dans le théâtre qu’il est amené à jouer Molière, dont l’œuvre l’habitera toute sa vie.
Jean-François Clément ajoute de nombreux documents d’archives dans son livre, notamment un texte de 1974 écrit par Saddiki et intitulé « Molière dans le monde arabe ». On y apprend que Molière avait été traduit dès le XIXème en arabe (et connu du Maroc dès le XVII), notamment en raison de la charge subversive de ses pièces mais aussi des relations diplomatiques entre les pays. En Egypte, l’école des femmes est devenue Mahjouba, une femme voilée. Cela ne veut pas dire que la traduction est une acculturation; au contraire, un théâtre autonome s’est créé dans le monde arabe, fonctionnement par inspiration et non par imitation. On peut réécrire « En attendant Godot » de Beckett et l’adapter au contexte maghrébin. La grandeur de Saddiki, dont j’ai eu le plaisir d’avoir l’une des filles comme étudiante lors de mon arrivée au Maroc, est d’avoir travaillé à un théâtre de l’authenticité qui soit à la fois affranchi de l’influence coloniale sans être dans le ressentiment culturaliste et anti-occidentale.
L’autre apport majeur de Saddiki est dans ce constant souci de proximité entre le théâtre et son public (nous retrouvons ce point dans le très beau livre que lui a consacré Ahmed Massaïa). En 1957, Tayeb Saddiki fonde le Théâtre ouvrier, conjointement à l’entreprise de Abdessamad Kenfaoui avec le syndicat UMT, et joue Gogol et Aristophane en arabe sur le port de Casa pour les dockers : «En jouant dans le port de Casa, Tayeb Saddiki et ceux qui le soutiennent signifiaient que le théâtre n’était pas seulement réservé à «l’élite» (la bourgeoisie française ou francophone qui pouvait voir les tournées de Karsenty au Théâtre municipal de Casablanca».
Toutefois, Jean-François Clément précise que ces publics populaires auxquels s’adresse Saddiki ne sont pas les mêmes qu’en France. Il ne s’agit pas d’un théâtre du peuple, au sens de ce que l’on a vu en Europe au XIXème, mais plutôt de créer un nouveau public à un moment où tout reste à construire pour le théâtre marocain. Cela poussera d’ailleurs très vite Saddiki à s’éloigner de la sphère militante et à travailler pour le ministère. En 1965, alors qu’il n’a que 23 ans, Tayeb Saddiki est nommé directeur du théâtre municipal de Casablanca. Il y jouera des pièces telles que «Mahjouba» mais aussi «La légende de la belle» (Qissat al-hasna) inspirée de « La légende de Lady Godiva» de Jean Canolle, cette belle femme qui se promenait nue sur un cheval et qu’Alain Robe-Grillet a immortalisée d’une autre façon dans ses longs-métrages.
D’autres pièces, telles que «La bataille des trois rois», consolident son ancrage au sein de l’Etat, amenant certains critiques à l’accuser de produire un art au service du pouvoir (pp. 54-55). C’est à ce moment que Tayeb Saddiki cherche à acquérir une certaine indépendance et créer le café-théâtre de Casablanca, dévolu à ce que Bourdieu appelle «l’art pour l’art». Il organise aussi un festival de la marionnette en 1973 et contribue au développement nécessaire de cette accessibilité au théâtre qui l’anima toute sa vie. Le théâtre des gens (Masrah Anâs) est une des initiatives majeures de Saddiki. Il s’agissait d’un théâtre ambulant qui allait jouer dans tout le Maroc, à l’image de ce que faisait Molière lui-même lors de ses tournées. Comme le rappelle Jean-François Clément, il y a une présence forte de la h’alqa dans le théâtre de Saddiki (p. 124), qui insistait beaucoup sur la professionnalisation et la formation des comédiens.
La traduction, l’adaptation et la création artistique sont au cœur de son travail. Le passage sur « Volpone » est emblématique de la posture de Saddiki et son souci d’authenticité ; quand bien même la pièce raconte l’histoire d’un cynique « qui n’a plus aucune illusion sur la réalité des relations humaines et sur la duplicité qui fonde la plupart des liens sociaux » (p. 212). Il en est de même du passage sur la pièce de Saddiki « Le livre des délectations et du plaisir partagé », écrite en arabe classique en 1983 et jouée en 2004 avec les comédiens Abdellah Lamrani, Saadia Ladibe, Mostapha Salamante et Amina Omar.
Dans cette pièce créée par Saddiki, on y rencontre Abû H’ayyân al-Tawh’îdi, penseur néo-platonicien et amoureux de la poésie, qui est accusé de troubler l’ordre public avec ses idées subversives. La question de la liberté dans le monde arabe est un des fils rouges qui traverse, avec une prudence analogue à celle de Molière, l’œuvre de Saddiki. Le livre de Jean-François Clément a le mérite de la restituer avec tous les développements nécessaires.