La psychanalyse et les arts : La création peut-elle lutter contre la mort ?


PAR ROUCHDI CHAMCHAM
Vendredi 12 Juin 2009

Ce sont les extrêmes de l’homme qui intéressent le psychanalyste : tantôt l’homme, atteint par la névrose ou la psychose dans son plaisir de vivre, dans ses possibilités d’être, d’agir, de penser, et tantôt l’artiste.
Les psychanalystes ont presque autant publié sur les cas qu’ils soignent que sur les grands artistes, les grands écrivains, les grands savants par lesquels ils se sentent attirés. Ce n’est pas seulement pour mieux connaître le fonctionnement de l’homme moyen en le scrutant sous le verre grossissant des anormalités. C’est aussi, c’est surtout pour saisir l’opération du passage, passage entre la santé mentale et les désordres psychiques, passage entre les désordres psychiques et la guérison, passage entre la créativité et la création.
Une notion psychanalytique demande à être énoncée : de tels passages résultent toujours d’un « travail psychique ». Sur ce modèle, Freud développe pendant quinze ans la compréhension des symptômes névrotiques, celle de la construction de l’appareil psychique.
En 1917, dans « Deuil et mélancolie », le travail sera celui du deuil. Un travail qui dure des semaines, des mois, tandis que le travail du rêve ne dure que quelques secondes. Le travail de la création représente la troisième forme, plus mal connue, du travail psychique : un travail de quelques secondes dans le surgissement de l’inspiration, de quelques semaines dans la conception de la trame, de plusieurs années dans la réalisation de l’œuvre. Travail du rêve, travail du deuil, travail de la création : telle est la série fondamentale que la psychanalyse achève à l’heure actuelle de parcourir et où la normalité sert à éclairer la pathologie, non l’inverse. Rêve, deuil, création constituent des phases de crise pour l’appareil psychique. Comme dans toute crise, il y a un profond bouleversement intérieur et une exacerbation de la pathologie de l’individu. A ce niveau, il me plaît d’avancer l’idée d’une maladie créatrice, qu’il est plausible de mettre en parallèle avec la transe des shamans et qui peut pour certains artistes déboucher sur la mort. C’est ce qui est arrivé au jeune peintre Abbés Saladi mort à l’âge de 42 ans.
L’autre question qui me préoccupe est celle-ci : pourquoi un être se met-il subitement ou au terme d’une longue incubation, à écrire, peindre, composer, énoncer des formules, militer, battre des records, et, ce faisant, à exercer un impact de pensées et d’émotions surtout des lecteurs, des spectateurs, des auditeurs, des visiteurs, des « fans » ?
On connaît les réponses courantes. Créer serait une façon de lutter contre la mort, d’affirmer un espoir d’immortalité. Ou encore, entend-on dire, ce serait, pour l’homme – on a en effet constaté combien jusqu’à présent il y a parmi les grands créateurs plus d’hommes que de femmes – une compensation de son incapacité d’enfanter que de mettre au monde des productions culturelles plus ou moins aptes à survivre par elles-mêmes. Au prix toutefois de combien d’avortements, de combien de mort-nés ! L’hypothèse de la survie autonome de l’œuvre constitue l’un des bénéfices secondaires de la création. La question du bénéfice primaire, à quelles pulsions répond-elle ? Quelles instances psychiques satisfait-elle ? Reste entière.

(Extrait, “La psychanalyse au Maroc.
Questions pour demain»)



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