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La préservation des lieux de mémoire en question

Tétouan se désintéresse de son passé


Amel NEJJARI
Samedi 17 Janvier 2009

La préservation des lieux de mémoire en question
Parler de la préservation du patrimoine architectural reviendrait à discuter de la sauvegarde de la mémoire de tout un pays, de toute une civilisation voire de toute l’humanité. De grands mots, me diriez-vous ! Non, lorsqu’on sait qu’au pays où se sont succédé Phéniciens, Carthaginois, Siciliens, Romains et Ottomans, où se sont croisés musulmans, juifs et chrétiens, où se côtoient aujourd’hui architectures berbère et andalouse, où l’on découvre encore de nos jours des sites archéologiques témoins d’une histoire riche, il n’existe toujours pas de politique « efficiente » de protection du patrimoine culturel et architectural.
Le cas de Tétouan est caractéristique de cette situation de laisser-aller. Une ville dont l’ancienne médina a été inscrite, en 1997, sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco. Pour avoir une vision globale du problème (que tout un chacun peut constater de visu en se promenant dans l’ancienne médina de Tétouan), nous avons voulu rencontrer un éminent universitaire de la ville de Tétouan… Mhammad Benaboud est chercheur, spécialiste de l’Andalousie. Il nous dévoile sa lecture de l’état actuel du patrimoine architectural et culturel de l’ancienne médina de Tétouan. Selon lui, la gestion de la médina est actuellement catastrophique. Et les griefs sont nombreux. Il est vrai qu’en se promenant dans ses ruelles, le charme du lieu s’estompe vite à cause de l’anarchie régnante. Selon notre interlocuteur, pour débloquer la situation, plusieurs problèmes doivent être résolus en priorité.
Il faut dire que l’ancienne médina pullule de petits commerces qui n’hésitent pas d’ailleurs à occuper et  empiéter sur les allées, réduisant ainsi de manière ostentatoire l’espace de circulation des piétons. Les rues Trankat, Laâyoune, Mtamer, Mqaddam sont autant d’exemples d’espaces où il est très difficile de circuler aux heures de pointe. De même, les places connaissent la même anarchie. La Place Gharsa Kbira est actuellement un véritable « marché aux puces » occupé par près de 88 vendeurs qui y écoulent, dans un périmètre relativement réduit, des articles d’occasion, des fripes et autres produits de seconde main. Malheureusement, cette place qui a perdu de son charme d’antan aurait dû être réhabilitée mais les choses traînent. Sans une volonté ferme de déloger ces marchands informels, aucun chantier ne peut être entamé. Résultat : le patrimoine architectural  se dégrade à vue d’œil. Pire encore, selon M. Benaboud, trois maisons surplombant la place Gharsa Lakbira menacent ruine. Elles risquent tout bonnement de s’écrouler et de créer une véritable catastrophe vu la densité importante de cet espace….  Mais le problème des maisons menaçant ruine ne concerne pas seulement cette place, l’ancienne médina en compte plusieurs autres (environ 220). Il s’agit de demeures anciennes qui, non réhabilitées, menacent la sécurité de la population.
Certaines demeures datant de plusieurs siècles ont été entretenues mais, selon M. Benaboud, les réhabilitations effectuées ont  totalement affecté le cachet précieux de ces pans du patrimoine architectural de l’ancienne médina. Ksar Lebbadi est devenu un bazar ; le zellig qui caractérisait Dar Bricha a été remplacé par du marbre et de la céramique moderne, les boiseries, les portes et fenêtres de certaines demeures datant de plusieurs siècles (comme la maison de Sidi Abdeslam Ben Raissoune) ont été tout simplement arrachées puis vendues pour des sommes modiques. D’autres céramiques chinoises que les familles du 18ème siècle importaient pour la construction de leurs demeures ont été également vendues. Il existe, selon notre interlocuteur, un véritable marché qui exporte vers l’Europe où ces objets de décoration ou de mobilier trouvent leur juste valeur ! « C’est un véritable pillage », nous répètera M. Benaboud tout au long de notre entretien.
Autre lieu symbolique chargé de mémoire collective : le cimetière de l’ancienne médina. Ce lieu où reposent de nombreux Grenadiens fondateurs de la ville de Tétouan est laissé à l’abandon. Incontestablement, le patrimoine architectural et culturel n’est pas une priorité.
Lorsque des chantiers publics sont entamés dans l’enceinte de l’ancienne médina, l’on parle également d’anarchie. Depuis quelques semaines, les habitants de certains quartiers (rue Chrichar, Bab Saida, Slouqiyya, Sidi Saidi et rue Achchamae) font entendre leur colère contre des travaux effectués « sauvagement » selon les dires des principaux intéressés. De plus, comme le rappelle M. Benaboud (lui-même membre du comité pour la médina), les travaux n’ont pas pris en compte le renouvellement de l’assainissement et la réhabilitation du réseau du Skundu ; ce qui implique que les travaux devront être refaits plus tard ! Une chose est sûre : la meilleure manière de préserver notre patrimoine architectural serait de laisser les choses telles qu’elles sont, car lorsqu’on y touche, le patrimoine est dénaturé…
Si le patrimoine architectural peut englober les murs, les ruelles ou les placettes, il concerne également le sous-sol de l’ancienne médina. En effet, des grottes auraient été découvertes. Il s’agit de « Mtamer »  des lieux utilisés au 16ème siècle en guise de prisons. Les premières études montrent la présence d’une église catholique « Nuestra Señora de los Dolores ». M. Benaboud nous décrit les lieux : «  A 6 mètres de profondeur, accompagné des pompiers, l’on découvre trois parties correspondant à trois coupoles. Il s’agit d’un espace de près de 150 mètres où se trouvent un autel, un puits… ». Malheureusement, si ce patrimoine souterrain n’est pas restauré ou réhabilité, il pourrait disparaître. En effet, une maison est construite au-dessus de cette église. Une fuite d’eau du Skundu (ancien réseau d’eau alimentant actuellement les mosquées, les hammams et les fontaines d’eau) provoquerait des infiltrations d’eau dans l’espace souterrain où s’amoncèle actuellement de la boue… Vous me diriez : si la préservation du patrimoine culturel et architectural « apparent » ne trouve pas d’écho, que doit-on dire de ce patrimoine enfoui sous nos pieds ?
Manque de financement ? Absence d’idées ? Incompétences de nos cadres ? Que nenni ! Pour M. Benaboud, rien de tout cela ne justifie un manque d’intérêt pour la  sauvegarde du patrimoine. Lui qui suit, de manière détaillée, chaque périmètre de l’ancienne médina, ne cesse de le répéter : « Il existe une politique incomplète de la préservation du patrimoine. Le problème n’est pas d’ordre financier ni de manque de cadres. Nous avons d’ailleurs d’excellents architectes et techniciens. Le problème relève de l’incapacité de prendre des décisions dans le développement du patrimoine culturel mais aussi de l’incompétence de la gestion administrative du patrimoine surtout de la part des institutions officiellement responsables de la médina. »


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