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La longue souffrance des habitants de Bab Rahba et Essabarine : Les laissés-pour-compte du mégaprojet de rénovation urbaine de Rabat


Montassir SAKHI et Nicolas Laurent
Jeudi 25 Février 2010

La longue souffrance des habitants de Bab Rahba et Essabarine : Les laissés-pour-compte du mégaprojet de rénovation urbaine de Rabat
Le jeudi 11 janvier, plusieurs journalistes avaient rendez-vous avec un point de presse accompagné d’une visite au chantier de la marina du Bouregreg. Ce jour coïncidait avec le lancement de la vente des logements qui seront construits à Bab El Bahr, une partie essentielle du projet d’aménagement de la vallée de Bouregreg.
Lors de la conférence de presse, Essakel Lamghari, directeur général de l’Agence Bouregreg a souligné que la phase des études est arrivée à terme. Ainsi, « il reste quatre années pour finir ce projet », a-t-il indiqué. Et cela contredit les prévisions qui faisaient état de l’achèvement des travaux en 2010. Pour justifier ce retard, Essakel a souligné que le terrain présente un sol fragile et que les études demandaient donc plus de temps que prévu.
Youssef Al Nowis, directeur du holding Emirati Al Maâbar, composé de cinq sociétés d’Abu Dhabi, a soutenu que ce qui compte pour lui c’est bien la précision et l’efficacité et non pas le temps et le retard.
Toutefois, les capitaux nationaux restent modestes  en comparaison avec ceux de l’étranger pour l’aménagement des deux vallées de Bouregreg, et ce malgré la contribution de la CDG et du Fonds Hassan II.
Lors de la conférence de presse, Essakel a défendu le projet en affirmant que « l’oued  Bouregreg était plein de déchets toxiques, les terrains vagues étaient un véritable dépôt des ordures, des quartiers de l’ancienne Médina de Rabat et une large partie d’Ermal de Salé étaient inhabitables». Selon le même responsable, les nouveaux quartiers de Bab El Bahr seront habités par des Emiratis et des Marocains sans discrimination ni distinction.
Après avoir esquivé à maintes reprises la question des prix du  m2 bâti du projet «social» de Bab El Bahr, M. Essakel a indiqué que ce prix varie entre 18.000 et 27.000 DH. Ces prix, selon des gens ayant contacté le service marketing de l’Agence, dépasserait, en réalité, les 50.000 DH.
«Ce sont des habitats antisismiques dans une ville (Bab El Bahr) qui bénéficiera de tous les moyens de transport et des services. Les maisons seront équipées de chauffage et adaptées à toutes les températures», a-t-il précisé.

L’Agence du Bouregreg n’est contrôlée ni par le Parlement, ni par les conseils élus.

Nous sommes allés sur le terrain pour vérifier le bien-fondé des propos de M. Essakel. Nous avons découvert une autre réalité.
Entre la rue des Consuls et la rive du Bouregreg nouvellement aménagée, deux lieux à fort potentiel de développement touristique, se situent Bab Rahba et Essabarine. La rue des Consuls, avec ses arches ciselées soutenant une voûte en verre, accueille des marchands d’artisanat, tapis, pièces de cuir, multiples objets appréciés tant par les étrangers que par les nationaux. Elle relie la casbah des Oudayas, autre pôle patrimonial de la ville, au Mellah qui donne sur le quartier Hassan. La rive du Bouregreg a été aménagée pour recevoir les promeneurs, une manière de réconcilier la ville avec ses fronts de mer, afin d’y rendre le cadre de vie plus agréable et plus attractif.
Entre ces deux principaux axes se trouvent les espaces les plus délabrés de la médina. Quartier des tanneurs il y a une dizaine d’années, Essabarine a été après le transfert des tanneries au quartier populaire Laakari, un refuge pour les déshérités, comme le pied de la corniche le long du Bouregreg. Aujourd’hui, c’est un vaste terrain vague sur lequel trois maisons solides sont restées debout. La vue sur le Bouregreg y est incroyable, et l’on observe avec plaisir le va-et-vient des barcassiers reliant la promenade aménagée à la plage de Salé. On aperçoit Salé et sa médina à l’est, les contreforts des Oudayas à l’ouest. Un tel endroit vaut de l’or pour un promoteur immobilier. Rien d’étonnant, donc, à ce que les bidonvillois aient été expulsés en septembre 2008, pour cause d’insalubrité. Les commerçants de Bab Rahba se sont vu, quant à eux, notifier l’arrêté d’expulsion en 2005, suite à quoi des négociations ont été engagées avec les responsables de l’Agence pour déterminer le montant des indemnisations.
Ces terres appartiennent au ministère des Habous, mais la bande qui sépare la rue des Consuls du Bouregreg relève depuis 2005 de la compétence de l’Agence pour l’aménagement du Bouregreg – seule exception au principe de non intervention de l’Agence dans les médinas de Rabat et Salé. Bab Rahba a été évacué il y a deux ans. Un beau jour, les représentants des autorités – Agence, commune et wilaya – ont débarqué pour recenser les habitants et annoncer la  nouvelle : les habitants doivent évacuer les lieux, mais ils seront indemnisés. Il a d’abord été question de 30 000 DH, ensuite de 40 000 DH, avant de proposer 60 000 DH pour les célibataires et vendeurs ayant des boutiques et 120 000 DH pour les familles. Selon El Ayachi, un tailleur septuagénaire, « les agents de police sont entrés de nuit au quartier et ont commencé à détruire les maisons. Les gens ont eu peur, et ont accepté de signer les contrats ». Plusieurs sources ont indiqué que certains habitants n’ont pas été enregistrés sur la liste des bénéficiaires parce qu’ils n’avaient pas montré patte blanche.
« Qui peut refuser l’ordre du Makhzen ? », nous a dit Mohamed Ben Jilali, ancien habitant du quartier démoli. 120 000 DH pour un ménage, 60 000 DH pour un commerce. C’est à prendre ou à laisser. De toute façon, les Forces Auxiliaires prêtent main forte aux autorités pour évacuer les récalcitrants qui peuvent faire l’objet d’une procédure pénale. Car l’Agence, instituée par le Dahir du 23 novembre 2005, s’est vu conférer l’ensemble des compétences d’aménagement dévolues à la commune et aux autorités locales sur la zone du projet. Pour pouvoir mener à bien sa mission en matière de planification et d’aménagement, elle bénéficie des prérogatives de puissance publique : elle peut «acquérir les terrains qui lui sont nécessaires par voie d'acquisition à l'amiable ou d'expropriation» (article 38 de la loi n° 16-04 relative à l'aménagement et à la mise en valeur de la vallée du Bouregreg).

L’approche patrimoniale a pris le dessus sur la vie collective.

Tout projet d’aménagement implique des concessions, des tensions, voire des injustices pour les habitants qui font les frais de la volonté politique exprimée au nom de l’intérêt général. Il justifie des mesures coercitives, puisque le devenir d’une ville ne peut être sacrifié pour quelques familles, quand bien même elles auraient une légitimité historique pour occuper le terrain visé. La question du traitement social dans ces opérations ne peut cependant être évacuée d’un revers de la main, ni d’un doigt levé invoquant solennellement le sacrifice nécessaire pour le bien de la collectivité. Sans revenir ici sur le bien-fondé de l’opération d’aménagement et des choix opérés, qui visent à mettre en valeur le patrimoine historique de cette zone et à supprimer l’habitat insalubre pour permettre une appropriation plus conforme au standing de la clientèle visée par les défenseurs du projet d’aménagement de la vallée du Bouregreg, nous discutons de la méthode employée pour vider les lieux de leur population. L’approche patrimoniale se fait au détriment de la vie collective, c’est une chose. La valeur des réseaux sociaux n’est pas évaluée comme peuvent l’être des murs ancestraux ou la maison occupée par le Consul de France pendant le Protectorat, certes. Cependant, le manque d’égards dus à ces familles est flagrant, l’absence totale de traitement social devrait interpeller les autorités publiques comme les citoyens, notamment les médinois qui seront peut-être visés à leur tour. On a fait de la dispersion, en arrosant d’argent frais les familles, un mode d’action publique. Que sont-elles devenues ? Qu’ont-elles fait des sommes faramineuses que l’on a déposées un jour sur leur table ? Pourquoi les tentatives de mobilisation collective n’ont-elles rien donné ? Pourquoi les médias n’ont-ils pas fait connaître leur sort ?
Deux hommes survivent encore dans des abris de fortune, refusant les conditions posées par les autorités, repliés sur eux-mêmes, et se laissent gagner, dans le silence, par la misère et la folie. A Bab Rahba, Lachhab, âgé de plus de 80 ans, habite aujourd’hui sous une tente fabriquée en drap et papiers cartonnés. Les marchands et habitants du quartier affirment qu’il habitait depuis 1956 dans ce Foundouk avec sa famille.
A Essabarine, un homme d’environ 55 ans, marié et père d’un enfant, « habite » une misérable tente. Il indique, en présence d’un témoin, avoir refusé la somme de 120 000 DH, à la suite de quoi les autorités ont détruit sa maison et l’ont frappé brutalement.
La trentaine d’habitants qui ont su négocier leur maintien sur place attendent dans l’inquiétude. Ils ont entendu parler de l’existence d’un projet de parc pour les habitants de la médina ; aujourd’hui des fleurs poussent au milieu de vestiges urbains, un œil averti distingue sur le sol les marques des anciennes tanneries ; un panneau surplombe la corniche. Il porte la publicité du grand projet d’aménagement de la vallée du Bouregreg. Un « projet social » selon Essakel !


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