Gilles Kepel : Je ne sais pas si les islamistes sont une menace pour la démocratie ou si cette dernière est une menace pour eux et c’est là que réside le véritable enjeu politique


Propos recueillis par Hassan Bentaleb
Mercredi 5 Juin 2013

Gilles Kepel : Je ne sais pas si les islamistes sont une menace pour la démocratie ou si cette dernière est une menace pour eux et c’est là que réside le véritable enjeu politique
Les islamistes font parler encore d’eux. Leur arrivée
au pouvoir, inattendue par certains et pressentie
par d’autres, continue à faire des vagues.  
En effet, les mouvements ou partis islamistes
font peur et suscitent la suspicion. Ils sont accusés
de double discours et de servir un agenda occulte.
Ceci d’autant plus que ces mêmes
islamistes n’ont ni initié ni rallié tout
de suite les mouvements de contestation
déclenchés en décembre 2010 avec l’immolation
par le feu de Mohamed Bouzizi. Ils ont
plutôt préféré  attendre avant tout
engagement qui peut se révéler coûteux
pour eux.
Aujourd’hui, les barbus ont le pouvoir
mais son exercice s’avère difficile dans un
contexte de morosité économique et sociale
et de clivages au sein même de ces mouvements,
aussi bien entre les dirigeants et la base,
mais également, entre les « anciens » et les plus « jeunes ». Pour faire le point sur la situation,  qui d’autre est mieux placé que Gilles Kepel, spécialiste
de l’islam et du monde arabe contemporain,
pour livrer une analyse pointue sur le sujet.
Invité récemment par l’Institut français afin
d’animer deux conférence sur le thème
«Les révolutions arabes ont-elles été trahies ? »,
Libé a saisi l’occasion pour lui poser quelques
questions dans l’entretien suivant :



Libé : Vous aviez donné récemment une série de conférences sur le thème «Les révolutions arabes ont-elles été trahies ?». Ne croyez-vous pas que c’est un peu prématuré de poser cette question ?

Gilles Kepel : C’est une manière de réfléchir à ce qui se passe dans le monde arabe aujourd’hui  et d’essayer de le mettre en perspective deux ans et demi après l’éclatement des révolutions arabes qui ont  commencé en décembre 2010 avec l’immolation par le feu de Mohamed Bouzizi.
Personne n’aurait imaginé que ce regrettable incident déboucherait sur la guerre civile en Syrie. Aujourd’hui, deux fronts se disputent l’hégémonie sur la région, à savoir les puissances sunnites arabes, la Turquie, les Occidentaux et Israël d’un côté, et de l’autre l’Iran, le régime syrien, Hamas et Hezballah. Donc, il semble qu’il n’y a plus grand-chose à avoir entre les aspirations démocratiques à la liberté et au changement portées par les révolutions et leur insertion  dans des enjeux géopolitiques qui les dépassent. Le peuple syrien qui s’est soulevé contre le dictateur, est pris en otage dans un jeu qu’il ne maîtrise plus, à savoir la lutte pour le contrôle du Golfe persique ou la lutte entre les Russes et les Américains pour l’hégémonie dans la région.

Mais est-ce que vous pensez que le terme «révolutions» est mieux adapté pour décrire les événements qui secouent le monde arabe alors que d’autres parlent de révoltes, d’un mouvement de contestation ou de transition?

Je pense qu’au départ, ces événements sont des révolutions dans le sens qu’elles visent un bouleversement  en profondeur de l’ordre social.  Mais le hic, c’est que les partis religieux qui se les ont appropriés comme les Frères musulmans en Egypte ou Ennahda en Tunis, sont des mouvements qui défendent le statu quo. Mieux encore, ils veulent faire partir les élites occidentalisées et les remplacer par d’autres plus islamisées sans qu’il y ait véritablement  prise en considération des aspirations de transformation de l’ordre social portées par les classes sociales inférieures. C’est ce qui explique, d’ailleurs, les protestations de la société civile contre les partis islamistes incapables de réaliser leurs attentes.

Ces événements ont été marqués par l’arrivée des islamistes au pouvoir. Si pour certains cela a été une surprise, pour beaucoup de chercheurs et spécialistes du monde arabe, cette tendance n’a rien de surprenant. Pour eux, il s’agit d’un long processus déclenché dans les années 80 qui a obligé les islamistes à abandonner quelque peu leur regard doctrinal et moralisateur pour épouser un real islam Ennahda en Tunisie et le PJD au Maroc.  Cette  victoire des partis islamistes ne semble-t-elle pas démentir le pronostic d’experts tel Olivier Roy, qui, déjà en 1992, prédisait «l’échec de l’islam politique» ?

C’est plus compliqué. En effet, les islamistes ont dû rectifier le tir. Ils se  sont scindés en plusieurs partis. Le 11 septembre a été l’aboutissement de l’échec politique des islamistes radicaux à s’emparer du pouvoir. Et ceux qui ont été portés au pouvoir par les urnes (Ennahda, Frères musulmans) ont dû faire des compromis avec les idéaux démocratiques ou pluralistes alors qu’au départ ils ont dû les combattre.
Aujourd’hui, Ennahda, par exemple,  doit gouverner avec deux partis laïcs de gauche. Dans ce sens, les islamistes sont, à l’intérieur même de leur mouvement,   soumis à des pressions très fortes pour transformer leur vision du monde comme en attestent les conflits entre les différentes générations des islamistes. Les jeunes des Frères musulmans ne sont pas dans la même logique que les vieux sans parler de l’opposition entre les Frères et les salafistes.
 Donc finalement toute la question des islamistes aujourd’hui, c’est de savoir comment ils vont pouvoir conserver leur pureté idéologique face au pouvoir, à la concurrence et aux contradictions. Et si les islamistes devaient se dissoudre dans le pluralisme démocratique, il n’est pas dit qu’ils vont le contrôler.

Selon vous, s’agit-il d’un lifting démocratique comme la souligne Patrick Haenni ou plutôt  d’une vraie mutation idéologique et politique ?

C’est le grand débat en cours, puisque les appareils politiques islamistes veulent limiter cela. On le voit par exemple en Egypte où les Frères musulmans instrumentalisent  le jeu démocratique. Mais la société est porteuse de ces revendications démocratiques et lorsque les islamistes égyptiens ont voulu s’emparer du plein pouvoir, il y a eu des réactions très fortes de la part de la société civile. C’est-à-dire le refus d’approuver de repeindre en vert les pratiques autoritaires de l’ancien régime. D’ailleurs, c’est pour cela  que les forces de gauche se positionnent de manière différente par rapport aux islamistes. Ainsi, ils y a ceux qui les considèrent comme des fascistes et d’autres, comme Marzouki, qui s’allient avec eux pour trouver les forces démocratiques à faire exploser.

L’arrivée des islamistes a fait peur notamment aux laïcs et aux Occidentaux. Croyez-vous que les islamistes  constituent une menace pour la démocratie ou ont-ils plutôt un rôle de    représentation et de modération à jouer qui semble nécessaire à l’avènement d’une véritable démocratie?

Cela  va dépendre de la manière dont vont évoluer les mouvements islamistes mis désormais à l’épreuve du pouvoir. On voit bien comment en Egypte, il y a eu des conflits très significatifs à l’intérieur du mouvement des Frères musulmans entre le Tanzime (l’appareil) d’un côté et les jeunes qui sont plus proches de la jeunesse démocratique que de l’appareil des Frères.  Il y a également la question du discours et de l’hégémonie des Frères sur l’islam menacés par les salafistes qui ont eux-mêmes explosé en branches multiples. Là précisément, je ne sais pas si les islamistes sont une menace pour la démocratie ou si cette dernière est une menace pour les idéologies islamistes et c’est là que le véritable enjeu politique me semble résider.
Les islamistes ont montré qu’ils avaient une base électorale significative. Et le véritable défi pour eux c’est de savoir comment opérer le changement et la transformation intellectuelle.
Un défi qui crée des tensions entre ceux qui veulent instrumentaliser le processus révolutionnaire pour imposer leur propre vision de la société et ceux qui considèrent qu’il faut trouver une adaptation à la modernité pas seulement dans les apparences mais également dans le sens.

Est-ce que l’existence d’un salafisme rompant va retarder l’avènement d’un real-islamisme et d’un Etat civil ?

Actuellement, en Egypte, et en Tunisie en particulier, ce sont les salafistes qui saisissent les frustrations des populations les plus démunies estimant être trahies par les Frères musulmans. Les salafistes prônent dans leur langage une rupture avec les mœurs, les coutumes et avec les pratiques de la société qualifiées d’impureté. Un paradoxe, puisque ces mêmes salafistes ne sont pas, les mieux placés, pour défendre la révolution  puisqu’ils se réclament d’un modèle saoudien connu comme non redistributif et antisocial face aux Frères musulmans considérés   socialement plus conservateurs et peu révolutionnaires au niveau social. Et c’est l’un des éléments qui brouillent le paysage de l’islamisme politique. Les partis islamistes au pouvoir sont conservateurs moralement mais aussi socialement.

Pensez-vous comme l’a noté  Patrick Haenni qu’il ne faut  pas se laisser tétaniser par les victoires des partis islamistes du fait qu’il y a des dynamiques profondes qui agitent les sociétés arabes ? Or ces dynamiques vont dans le sens d’«un dépassement du logiciel idéologique du discours islamiste».

Il me semble, effectivement, que la dynamique des révolutions est l’un des défis les plus importants que doivent affronter les islamistes notamment au niveau de l’adaptation de leurs logiciels et leur manière de penser la réalité sociale. C’est à cela qu’on doit s’attendre probablement avec beaucoup de turbulence, de remous et de douleur particulièrement en Egypte et en Tunisie.  

Gilles Kepel : Je ne sais pas si les islamistes sont une menace pour la démocratie ou si cette dernière est une menace pour eux et c’est là que réside le véritable enjeu politique


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