Fenêtre… : « Dégage… !» : les énigmes d’une formule

Jeudi 7 Juillet 2011

Conjugué à l’impératif présent, le verbe « dégager » est en vogue depuis le commencement de la révolution tunisienne. Il ne s’agit pas là d’un verbe employé hors contexte. Il ne s’agit pas non plus d’un verbe qui passe pour nul et non avenu. Il s’agit plutôt d’un verbe qui exprime une volonté historique concrétisée cette fois-ci par les peuples arabes qui, depuis l’indépendance de leurs pays, n’ont jamais joui du sentiment d’ « être. » « Etre » est à comprendre ici dans le sens d’avoir une dignité fondée sur le « penser libre » et « responsable », c’est dire fondée sur le sens qu’accomplissent honorablement les mots « droit » et « devoir. » C’est justement ce sentiment d’être surnuméraire et laissé pour compte qui a stimulé les peuples arabes et les a obligés à descendre dans la rue pour crier à cor et cri « dégage ! » Ils s’adressent certainement à ceux qui détiennent fermement le pouvoir et ne laissent aucune chance aux peuples de s’épanouir et d’exister. La voix des peuples étaient claire et nette : le temps des grands changements est arrivé et donc il faut s’assujettir aux impératifs de l’histoire. La formule « dégage ! » ne fait que participer de la logique de l’histoire. En effet, l’histoire veut que les peuples se libèrent de la torture ; elle veut que l’être soit considéré comme être ; elle veut que la démocratie soit  le sort de l’humanité et que la modernité soit son socle. Hommes et femmes, jeunes, moins jeunes et vieux ont tous répété cette formule magique dans les pays où la dictature continue de sévir. Face aux régimes militaires, face aux régimes archaïques, face aux régimes totalitaires la formule « dégage… ! » a su secouer le joug de la fausse stabilité que cultivent les ennemis des droits de l’Homme. Cette formule a participé à la re-définition de la notion d’« espace public». Elle en a fait le lieu majeur d’où émerge le sens moderne de la démocratie et de la modernité. Dans un texte intitulé « L’Europe comme mythe », le penseur marocain Abdallah Laroui écrit ceci : « A quelque société qu’on appartienne, à quelque moment qu’on se place par l’esprit, on découvre que l’Europe en tant qu’idée est synonyme d’histoire. Mais être historique, c’est se saisir comme sujet et comme objet d’un changement continuel, c’est être moderne. » La formule « dégage… ! », formule historique désormais, acquiert ici la fonction d’une énergie salvatrice qui vient établir une rupture entre deux moments de l’histoire des pays arabes :  les formes traditionnelles et les formes modernes de l’exercice du pouvoir. Modernité et histoire vont au diapason, nous dit Abdallah Laroui. La modernité n’est pas le seul apanage de l’Occident, car si c’était le cas son esprit ne serait pas universel. La modernité est le sort de toute l’humanité. Et puis le devenir des peuples est passé par là, c’est dire que pour « être » il faut commencer par s’indigner, se révolter et s’affirmer comme « sens. » Dans le verbe « dégager » on sent l’indignation, le refus, le rejet et l’intolérance. Dans sa formule impérative, ce verbe fait valoir le sujet « je » et /ou « nous » qui s’adresse à un « tu. » « Dégage… ! » est devenu par excellence un verbe populaire à connotation politique. Tout se passe comme si les peuples exprimaient leur haine et leur désamour vis-à-vis de ceux qui les ont torturés et maltraités. Oui. On peut aimer un chef d’Etat comme on peut ne pas l’aimer. Les régimes dictatoriaux sont dorénavant rejetés dans les oublis de l’histoire. Gouverner aujourd’hui ne peut point aller sans accord entre le peuple et son chef. Les Etats sont civils ou ne le sont pas. Le partage égal du pouvoir et de la fortune est sine qua non pour une réelle stabilité politique et une effective paix sociale. Outre ce, la logique de l’histoire veut voir « dégager » les vieilles mentalités des scènes politique et culturelle et leur remplacement par des mentalités aptes à contribuer à ce passage décisif de cap que connaissent les pays arabes. La relève existe. Elle est faite des jeunes instruits et d’intellectuels qui, bien qu’ils n’appartiennent pas aux classes nanties, possèdent leur volonté, leur savoir-faire et leur dynamisme juvénile. Etre historique, c'est-à-dire être moderne, exige que ceux qui sont débordés par les événements que créent les peuples en accord avec la logique de l’histoire « dégagent. » Les temps ont changé et les peuples doivent en être conscients. Ce n’est pas par la force du fer et du feu que l’on puisse parvenir à faire taire les gens. Non. C’est par la démocratie et par le travail que l’on arrive à rendre possible ce pacte sacré qui unit les peuples et leurs chefs…

Atmane Bissani

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