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El Jadida, ville sans divertissements


Par ABDELKHALEK SABAH
Mercredi 18 Août 2010

El Jadida, ville sans divertissements
Il était une fois une ville sans divertissement. Une ville : El Jadida. Il était une fois… ou plutôt, trois fois, trois salles de cinéma. Déjà au départ, le scénario commence mal. Quand on pense à une ville comme El Jadida dont le nombre d’habitants dépasse les 200.000 (on sait que durant l’été ce nombre augmente remarquablement) ne possédait que trois salles à se mettre sous la dent. Mais c’était l’âge d’or. Maintenant il n’y en a plus une seule qui puisse sauver la face et combler le vide : le train du destin a sifflé trois fois. Un destin différent pour chacune des trois salles. La première fut détruite et transformée en magasins dont quelques-uns possèdent pignon sur rue, et qui tourne apparemment bien ; la deuxième, elle aussi fut transformée en boutiques et magasins, mais qui sont restés effroyablement vides (il paraît que les Chinois n’en ont pas voulu) ; la troisième a juste fermé les portes pour des raisons certainement pécuniaires, ne présentant plus qu’un film dont le titre est « Circuler, il n’y a rien à voir ». C’est, sans doute  pour l’aspect historique de la façade que cette troisième salle de cinéma n’a pas été détruite.
Ne serait-il pas possible de garder ces salles ouvertes tout en autorisant la construction de magasins et autres boutiques tout autour ou en haut sur plusieurs étages ? Sur quels critères l’on a autorisé leur destruction ou fermeture ? Qui possède ce pouvoir d’autoriser cela ?
Une salle de cinéma c’est aussi un lieu de commerce qui cherche à vendre un produit.
Sauf que ce produit à vendre possède une double identité : une identité commerciale et une identité culturelle. Il faut juste aider ce « grand magasin » à bien vendre, à être rentable puisque c’est bien de ça qu’il s’agit. Ce mot magique (la rentabilité) qui construit et déconstruit pourrait devenir un attribut d’une salle de cinéma pourvu que les autorités compétentes l’aident. Les autorités locales, le CCM, le ministère de la Culture et également le ministère de l’Intérieur jouent un rôle capital dans cette affaire.
On me dira que le public a aussi sa part de responsabilité puisqu’il continue à acheter des films piratés. Certes…, mais lorsqu‘un produit est sur la place, bien visible et à bon marché, il trouve toujours preneur. La nature a horreur du vide. De plus, c’est la loi du marché : l’offre et la demande.
Il y a une différence de taille entre voir un film sur un poste de télévision et sur le grand écran d’une salle de cinéma. Aller voir un film dans une salle, c’est tout un rituel. On se prépare pour aller au cinéma. On y va souvent à plusieurs. Mais lorsque l’obscurité nous enveloppe et que seul un faisceau de lumière vient créer des images sur le grand écran, on récupère notre solitude et nos phantasmes. Le fait de prendre un ticket, de le faire valider avant d’accéder à la salle, de le représenter à l’ouvreuse qui vous aide à trouver votre place, de s’installer confortablement dans son fauteuil, de discuter en attendant le lancement du film, d’essayer de faire taire le petit futé qui a déjà vu le film et qui le raconte à ses camarades … sont autant de rites cérémoniaux qui donnent au spectacle lui-même une distinction divertissante. Le grand écran permet de plonger dans l’action, de faire partie du film, de le vivre émotionnellement. La salle crée une sorte de relation fétichiste entre elle et le spectateur du film, le cinéphile.
Par ailleurs, ce qui est fascinant, et obnubilant c’est cette obscurité, ce noir envoûtant :
« Dans ce noir du cinéma (noir anonyme, peuplé, nombreux : oh, l'ennui, la frustration des projections dites privées!), dit Roland Barthes, gît la fascination même du film (quel qu'il soit). Evoquez l'expérience contraire : à la TV, qui passe elle aussi des films, nulle fascination : le noir y est gommé, l'anonymat refoulé; l'espace est familier, articulé (par les meubles, les objets connus), dressé. La sensualité — disons mieux, pour en faire comprendre la légèreté, l'inachèvement : la volupté du lieu est forclose. Par la TV nous sommes condamnés à la famille, dont elle est devenue l'instrument ménager, comme le fut autrefois l'âtre, flanqué de sa marmite commune».
Dans ce noir presque absolu (presque absolu puisqu’il est déchiré par ce faisceau lumineux qui vient s’écraser contre cet espace blanc afin d’y restituer le film) nous avons les yeux rivés vers l’écran, le regard fasciné et emprisonné dans un rêve « crépusculaire». Rien de tout cela devant un poste de télévision. Incrustés au fond du fauteuil, « (…) nous sommes fascinés, sans le voir en face, par ce lieu brillant, immobile et dansant. » dixit Roland Barthes.
Ici et maintenant, on continue d’encourager partiellement la production de films par le truchement de l’avance sur recette, mais supposons que les salles viennent à fermer, pour une raison ou une autre, où peut-on voir ces films ? A la télé ? Il y a des films comme par exemple Casanegra que l’on ne verra jamais à la télévision. Via un lecteur de DVD ?
L’industrie de production et de confection de DVD n’existe pratiquement pas au Maroc. On a essayé de commercialiser de vieux films sous forme de DVD. Ces derniers furent de mauvaise qualité. Alors que faire pour garder opérationnelles les salles existantes et faire en sorte que d’autres voient le jour afin de permettre à des villes comme El Jadida de pouvoir se divertir raisonnablement ? Voici quelques éléments de réponse :
- il faut créer des fonds de soutien aux salles existant surtout celles qui rencontrent des difficultés pour survivre ;
- classer les anciennes salles comme faisant partie du patrimoine culturel national et procéder à leur restauration et les soutenir financièrement. ;
- les exonérer d’impôts au moins un certain temps jusqu’à ce qu’elles puissent devenir solvables, surtout en ce qui concerne les salles en difficulté financière ;
- équiper les salles de techniques numériques susceptibles de diversifier leurs offres et leurs activités ;
- faire en sorte que les salles redeviennent le centre de l’économie de la commercialisation des films ;
- encourager par des mesures financières et législatives la création d’autres salles ;
- imaginer des moyens pertinents pour que le public recommence à remplir les salles ;
- donner un rôle à la fois social et culturel aux salles de cinéma.
Pour mettre sur pied cet ensemble de mesures, les différents acteurs sociopolitiques (les pouvoirs locaux, le CCM, le ministère de la Culture, toute la famille cinématographique…) doivent travailler ensemble et œuvrer pour le développement de ce secteur primordial à la bonne marche d’une culture et d’une industrie cinématographique.
Ainsi une ville comme El Jadida ne restera plus une ville sans divertissements.
Une dernière (et non pas ultime) suggestion pour conclure : pourquoi ne pas former une commission composée de professionnels du cinéma (réalisateurs, acteurs, producteurs, distributeurs, exploitants, responsables politiques et autres), leur donner les moyens nécessaires et le temps indispensable afin qu’ils puissent trouver des solutions adéquates aux problèmes qui contrecarrent le développement du secteur cinématographique.


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