​Chronique littéraire : La poésie intelligente de Karim Boukhari

Mardi 16 Décembre 2014

​Chronique littéraire : La poésie intelligente de Karim Boukhari
Après Le noir des nuits blanches (Seguier/Atlantico 2010), c’est aux éditions Casa Express que Karim Boukhari publie son deuxième recueil de poèmes Ode à mon ami intelligent. Les textes sont accompagnés de photos prises par Mohamed El Baz et par des dessins de Chourouq Hriech. Si l’on pourrait avoir un a priori en lisant dans l’avant-propos que cet ami intelligent auquel sont dédiés les poèmes est en quelque sorte « le double » de l’auteur, voire une « autre version » de lui, l’exercice de style de Karim Boukhari s’inscrit aux antipodes de tout narcissisme égocentrique. Cet ami « intelligent » dit « Sortons nos bites », « trinquons à la plus belle, la plus petite ». Ce n’est pas la glorification de son autoportrait qui est le centre du livre mais plutôt la déconstruction des identités figées, monistes, stables.
L’intelligence est justement dans le fait de désacraliser son arrogance et de mettre à nu les sensibilités, les fragilités, les zones d’ombre de l’être. L’ami intelligent est celui qui sait faire de sa bêtise une œuvre d’art. Et d’être touché par la grâce en prenant conscience de ses errances, de ses absurdités. Le premier poème évoque le noir qui est dans l’homme blanc. Dans un contexte où la xénophobie et le racisme connaissent un certain essor, ces vers sont salutaires et montrent l’hybridité qui est dans les êtres, les corps-visages. Ce n’est d’ailleurs pas la complémentarité entre le « noir » et le « blanc » mais surtout l’explosion des couleurs sur les corps humains, qui sont aussi beaux en bleu ou bien en orange rajouterions-nous, après avoir participé ce week-end à Rabat à la marche contre les discriminations et les violences dont sont victimes les femmes : « Le noir rend plus blanc. Le noir est le caprice du blanc. Et le bleu emprunte au noir. Ce qu’il rend au blanc ». Cette hybridité, présente de manière centrale dans Ceux qui attirent, le très beau roman de Claire DeLille publié aux éditions Artalys en 2014, est omniprésente dans les poèmes de Karim Boukhari : « Le cheval de Freud est peut-être un chat ». On peut être quelque chose et aussi autre chose. Et encore autre chose. Tout en se mélangeant avec autrui. Dans le bruit de bulle que font les mots qui glissent lentement sur la feuille de  papier, aussi mouvants que les entités évoquées dans le recueil, on voit de grandes choses. Notre poème préféré dans cette ode à la vie métissée s’intitule « Te souviens-tu ? ». L’auteur parle d’une histoire d’amour qui s’est visiblement finie par une rupture. Mais une histoire d’amour telle que celle-là, où les gens se sont aimés aussi forts, se termine-elle vraiment ? Pourquoi opposer d’ailleurs la continuité et la rupture ? Les antagonismes peuvent être combinés harmonieusement. L’homme parle à la femme : « Te souviens-tu ? J’ai plié tes petites affaires. Rangé ta trousse de toilette. Maquillé mes lèvres fatiguées. Pour ressembler à toi ». La féminité littéraire de l’amant, dont la femme lèche les blessures un peu à la manière des chats, débouche sur une violente symbiose avec l’être aimé : « Tu t’es encastrée en moi ». Cet amour est dans le noir. On en ressort liquide, désintégré, « sans images, sans mémoires ». L’immanence et la fragilité d’un désir violent, fusionnel : « Nous étions l’un à l’autre. L’un en l’autre. L’un sur l’autre. L’un l’autre ». Elle devient lui et lui devient elle. Même quand la solitude les rattrape et que leur liaison bascule dans le mensonge, il reste quelque chose qui refuse de mourir.
La douleur d’aimer et la douleur de ne plus aimer se rejoignent. Là encore, est-ce que l’on s’arrête vraiment d’aimer ? Les amants gardent leur innocence d’enfants. Le poème « Dans ma ville » montre la violence des espaces publics, conduisant aux addictions urbaines. On est dépendant de la ville comme on est accro à une drogue : « Ma ville est une drogue. Elle court dans mes veines. Je n’en guéris pas ». Tout coule dans les poèmes de Karim Boukhari. « Terre promise », dédié à une femme Palestinienne croisée en 2010, est très proche de cette identité flux dont parle Elias Sanbar dans Figures du Palestinien.
L’histoire des peuples voyage, même s’il faut la garder précieusement dans un coffre-fort pour la protéger contre les assassins de la mémoire. Mais la femme palestinienne est multiple : « Je suis seule. Je suis unique. Je suis plurielle. Disait-elle ». Elle devient autre, se dérobe à elle-même et s’engage dans un devenir qui est celui de la liberté. Nous sommes des spectres flottants, comme ces êtres errants du poème « Immeuble fantôme ». Nous sommes des mouches qui volent dans les décombres d’un monde dévasté. Et c’est sans doute cela la beauté de la poésie. Prendre ces décombres enfouis au fond de nous et en faire une œuvre d’art.

*Enseignant chercheur EGE Rabat      

Par Jean Zaganiaris *

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