Chronique littéraire : Le Printemps arabe, Un opéra fabuleux ?

Jeudi 26 Février 2015

Chronique littéraire : Le Printemps arabe, Un opéra fabuleux ?
Après avoir publié  Shamablanca (2011), un premier roman remarqué qui a remporté le prix Découverte féminine au Maroc, Sonia Terrab revient avec La révolution n’a pas eu lieu. Le livre raconte l’histoire d’une parenthèse enchantée qui s’ouvre avec la marche du 20 février à Casablanca et se referme quelques mois plus tard avec les 98,5% des votants qui ont dit oui à la nouvelle Constitution. Le roman évoque de l’intérieur le vécu de quelques jeunes militants. Il les montre avec leurs certitudes, leurs convictions parfois dogmatiques et leur arrogance mais aussi avec leurs doutes, leur fragilité, leur mal de vivre et leurs contradictions : «Une bande de gamins plus effrayés par la vie que par la mort, assoiffés de reconnaissance et de liberté mais dépassés par les événements, par leurs visions, mis au pied d’un idéalisme encore balbutiant mais déjà bien trop grand». 
Au début du roman, Ilyas est avec un micro sur le toit d’une Honda branlante et rythme la marche du 20 février. Meya le regarde. Elle ressent quelque chose pour ce jeune Ché Guevara marocain. Elle est venue se joindre au cortège juste pour le voir, être avec lui. Même si elle quitte très vite la foule, embarquée par un homme avec qui elle va avoir des rapports sexuels tarifés. Chacun des personnages entretient un rapport spécifique et singulier au politique, à la révolution, au sexe, à l’amour. Ilyas est un jeune doctorant parisien, issu d’une famille aisée de Casa. Il a le temps de s’engager dans le Mouvement du 20 février, de lire, de twitter des phrases faussement profondes sur le Net et de se délecter de la médiatisation d’un mouvement dont il est partie prenante. Il incarne cette bourgeoisie qui aime s’encanailler dans les endroits populaires de Casa et boire du vin bon marché dans les soirées de bringue mais à condition de pouvoir rentrer le matin dans la grande villa pour y dormir dans des draps frais. Il est attiré par Meya, avec qui il passe des soirées à boire et à prendre des drogues. 
Sonia Terrab montre les ambivalences des personnages. Meya ressent aussi quelque chose pour Ilyas mais elle tient à sa liberté. Elle possède sa révolte interne loin de ces manifestations médiatiques. Elle a rompu avec le cocon familial et habite dans un immeuble délabré. Pour récupérer quelques billets, elle se prostitue avec des hommes habitués à faire appel à ses services. Elle n’a rien à leur donner. Au contraire, elle leur prend leur argent et essaie même de les voler. Cela ne l’empêche pas d’aimer le sexe, qu’elle pratique régulièrement avec Assaad, son voisin du dessus. Ce dernier est charmé par cette adolescente à la dérive mais tient aussi à son indépendance. Elle est très attachée à cet équilibre fragile qui les rassemble.
Ilyas serait peut-être la rédemption. Un jeune de bonne famille qui pourrait être à la fois un complice dans la dépravation et un allié pour retrouver le bon chemin. Meya sait qu’il va bientôt se ranger. Son avenir sera brillant, quand il en aura fini avec l’adolescence. Meya sait qu’après le printemps vient l’automne ; et qu’il y a un moment où il faut savoir porter des pull-overs. En même temps, elle se rend compte qu’Ilyas n’est rien d’autre qu’un spectateur. Ce n’est pas quelqu’un qui agit, qui peut prendre des initiatives. Lorsqu’elle est en transe dans le cabaret, qu’elle danse ivre de musique et que l’on sent à quel point «elle respire le sexe, invite au sexe», un musicien lui met la main aux fesses. Ilyas est incapable d’intervenir. Il regarde les autres. Meya en prend conscience et envoie paître elle-même le malotru. C’est là qu’elle prend conscience – au sens marxiste du terme – de qui est Ilyas : «Les hommes ne sont pas faibles, ça les arrange de l’être». Est-ce que l’étincelle se produira? Est-ce qu’il saura lui donner ce qu’elle attend? Est-ce qu’il saura l’aimer? 
Meya est en quête d’absolu : «Elle aime l’interdit. Elle y prend goût». C’est elle la véritable révolutionnaire dans l’histoire. Même si elle n’a rien à faire de la politique et des marches militantes, c’est elle qui peut réellement faire bouger les choses. Elle a le courage de s’assumer, de se construire, de vivre sa vie et de chercher des gens qui l’acceptent comme elle est, sans la juger et sans chercher à l’enfermer dans des codes moraux et puritains d’une autre ère. Dans un contexte où les débats universitaires ont focalisé sur la place des islamistes dans les «révolutions du Printemps arabe» ou bien sur les différences séparant les sociétés «occidentales» et les sociétés «musulmanes», le roman de Sonia Terrab montre que ces manifestations n’ont pas tant été une révolution manquée qu’un devenir-révolutionnaire réussi, susceptible de réinventer la tradition de l’intérieur et de faire éclore très vite des pratiques de liberté qui n’ont rien à voir avec un ancrage culturel ou identitaire.

*Enseignant chercheur à l’EGE de Rabat (Cercle de littérature contemporaine)

Par Jean Zaganiaris *

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