Territoire mental : La conquête silencieuse des guerres cognitives

Comment récits, données et technologies redessinent nos perceptions, fragmentent nos sociétés et orientent nos avenirs


Abderrazak HAMZAOUI
Vendredi 12 Septembre 2025

Territoire mental : La conquête silencieuse des guerres cognitives
Les guerres cognitives ne sont pas des affrontements visibles ; elles s’infiltrent comme une brume dans l’espace mental des individus et des sociétés. Elles ne visent pas la conquête de territoires physiques, mais l’occupation de territoires symboliques. Elles ne cherchent pas seulement à influencer, mais à remodeler les cadres mêmes de la pensée, à altérer la manière dont nous percevons le réel et dont nous construisons nos récits collectifs. Elles déplacent la bataille du champ militaire vers l’architecture invisible des consciences.
 
Celui qui impose ses récits n’a pas besoin d’imposer ses lois
 
La première arme est le récit. Non pas le récit comme simple chronique des faits, mais comme matrice invisible qui dicte la manière dont ces faits doivent être compris. Raconter, ce n’est jamais seulement décrire : c’est prescrire. Celui qui détient l’art de raconter détient aussi le pouvoir de hiérarchiser l’importance des événements, de choisir ce qui sera exalté et ce qui sera effacé, de tracer la ligne entre l’oubli et la mémoire. Joseph Nye (1990), en formulant son concept de soft power, a révélé que la véritable puissance ne se mesure pas seulement à la force des armées ou au poids des économies, mais à la capacité de façonner l’imaginaire, d’orienter les préférences, de séduire les consciences avant même de les contraindre.

George Lakoff (2004) a donné à cette mécanique une profondeur cognitive en démontrant que nos pensées sont guidées par des frames, ces cadres mentaux qui, une fois implantés, orientent nos jugements à notre insu. Le langage ne se limite pas à transmettre des idées : il sculpte les réalités. Dire « réforme » plutôt que « démantèlement », « sécurité » plutôt que « surveillance », c’est déjà orienter l’esprit, c’est déjà manipuler la perception. Nos convictions, croyons-nous, viennent de nous-mêmes, alors qu’elles sont souvent les fruits de récits qui nous précèdent et nous enveloppent.

C’est pourquoi la guerre cognitive commence toujours par un acte de narration. Dire ce qui compte, masquer ce qui dérange, magnifier ce qui sert. Construire un récit, c’est déjà édifier un monde. Celui qui impose ses récits n’a pas besoin d’imposer ses lois : il façonne les horizons du pensable et du possible. Il écrit l’avenir dans le présent, en orientant la mémoire et en verrouillant l’interprétation. L’acte de raconter devient alors une arme silencieuse : il ne détruit pas, il modèle; il ne contraint pas, il persuade; il ne domine pas par la force, mais par l’évidence qu’il impose.

Ainsi, les guerres cognitives révèlent que l’imaginaire est le champ de bataille originel. Et dans ce champ, l’arme la plus redoutable n’est pas le mensonge, mais le récit qui, subtilement, transforme le réel en vérité partagée.
 
La saturation informationnelle et la désinformation, lorsque rien n’est vrai et tout est possible
 
Une autre stratégie est l’excès, cette démesure qui transforme l’espace public en un océan d’informations où l’on ne distingue plus ni rive ni horizon. Submerger, inonder, saturer : voilà l’art de brouiller les repères, jusqu’à dissoudre la vérité dans une brume épaisse où tout se confond.

Ce n’est pas seulement une stratégie de désinformation, mais une ingénierie du chaos, une fabrique du doute permanent. L’individu, noyé dans des récits contradictoires, perd la capacité de discerner. Sa vigilance critique s’émousse, sa confiance s’effrite, et il finit par céder au cynisme : si tout est mensonge, alors plus rien n’a de valeur. C’est dans ce vide que l’influence s’installe, silencieuse, insidieuse.

Manuel Castells (1996-1998) rappelle que, dans la société en réseaux, le pouvoir ne se définit plus seulement par la force ni par l’autorité, mais par la maîtrise des flux informationnels. Contrôler le rythme, l’intensité et la direction de ces flux, c’est contrôler le champ de perception collective. La désinformation, dans ce contexte, n’a pas besoin d’être crue : il suffit qu’elle existe, qu’elle circule, qu’elle contamine. Elle n’a pas pour but d’installer une vérité alternative, mais de détruire la possibilité même d’une vérité partagée.

Ainsi, l’excès informationnel devient une arme invisible : il ne tue pas, il érode. Il ne frappe pas, il dissout. La certitude devient relative, la confiance se délite, et l’individu se retrouve seul, abandonné à un univers mouvant où toute croyance peut être à la fois vraie et fausse. C’est cette désorientation qui constitue la victoire des guerres cognitives : lorsque l’esprit, saturé, n’ose plus distinguer, il s’abandonne aux récits les plus simples, les plus émotionnels, ou aux voix les plus autoritaires.

La désinformation n’a pas besoin d’être crue : il suffit qu’elle sème le doute. Elle transforme l’espace médiatique en un labyrinthe où chaque vérité devient relative, chaque certitude fragile. Ainsi, l’individu, noyé dans la confusion, perd le fil de son jugement et devient malléable.
 
L’ingénierie émotionnelle et psychologique, ce qui oriente nos choix les plus décisifs, ce sont les émotions
 
La raison seule ne gouverne pas les hommes : elle n’est qu’une lumière fragile qui éclaire partiellement le chemin. Ce qui nous met véritablement en mouvement, ce qui oriente nos choix les plus décisifs, ce sont les émotions. Antonio Damasio (1994) l’a démontré avec force : sans émotions, la rationalité devient stérile, incapable de hiérarchiser les possibles, paralysée devant la multiplicité des options. C’est le cœur, plus que le calcul, qui décide de l’orientation de nos pas.

Robert Cialdini (2021) a révélé la puissance universelle de certains leviers de persuasion : l’autorité, la réciprocité, la rareté, l’appartenance. Ils ne s’imposent pas par la logique, mais par l’émotion qu’ils déclenchent. L’autorité inspire la confiance ou la crainte, la rareté crée l’urgence, la réciprocité engendre la dette, l’appartenance rassure et captive. Chaque levier agit comme une clef émotionnelle qui ouvre une porte en nous, souvent à notre insu.
Ainsi, l’ingénierie émotionnelle est au cœur des guerres cognitives. Elle ne cherche pas à convaincre par la démonstration, ni à vaincre par l’argumentation rationnelle. Elle cherche à orienter par l’émotion, à diriger par la pulsion, à manipuler par les résonances affectives.

C’est une influence invisible, presque douce, mais redoutable, car elle transforme nos vulnérabilités en chaînes volontaires. L’homme, croyant agir librement, se trouve déjà conduit par des forces qui exploitent ses affects, et son adhésion n’est pas le fruit d’un choix conscient, mais d’un conditionnement subtil.

La guerre cognitive se gagne alors non dans l’arène des idées, mais dans le théâtre des émotions. Celui qui maîtrise la mise en scène affective des récits n’a plus besoin d’arguments : il a déjà orienté la boussole intérieure de ses cibles
 
La fragmentation sociale et la polarisation, une société fracturée perd la confiance et la cohésion
 
Diviser, c’est affaiblir ; fragmenter, c’est préparer la défaite de l’intérieur. Une société fracturée se désarme elle-même, car elle perd ce qui fait sa force première : la confiance et la cohésion. Les guerres cognitives savent exploiter cette faille. Elles n’ont pas besoin d’inventer des divisions, il leur suffit d’amplifier celles qui existent déjà — politiques, culturelles, religieuses, identitaires — et de les transformer en fractures béantes.

Zygmunt Bauman (2000-2010) a parlé de la « modernité liquide », un temps où les identités ne se fixent plus, où l’homme moderne, déraciné, cherche désespérément des points d’ancrage. Dans ce monde fluide, les récits simplificateurs deviennent des refuges, des promesses de stabilité illusoire. Les individus, vulnérables, se regroupent autour de récits identitaires réducteurs, qui offrent une appartenance immédiate mais enferment dans des frontières rigides.

Shoshana Zuboff (2019), avec son analyse du capitalisme de surveillance, a montré que l’exploitation des données personnelles nourrit cette fragmentation. Les algorithmes ne se contentent pas de refléter nos préférences, ils les sculptent, les exagèrent, les radicalisent. En micro-ciblant nos émotions, ils renforcent nos biais, nous enferment dans nos propres certitudes, jusqu’à ce que l’autre ne soit plus perçu comme un voisin ou un semblable, mais comme une menace.

La diversité, richesse première des sociétés humaines, est ainsi retournée contre elles. Elle devient division, elle se mue en conflit. La pluralité des voix, qui devrait être symphonie, se transforme en cacophonie. Et dans cette cacophonie, les sociétés s’affaiblissent, prêtes à accueillir des influences extérieures qui se nourrissent de leurs fractures.

La polarisation est une arme redoutable parce qu’elle agit de l’intérieur, rongeant le tissu social sans bruit de canon. Elle sape la confiance, détruit l’écoute, empêche la construction d’un horizon commun. Une fois divisée, une société n’a plus besoin d’ennemis extérieurs : elle porte en elle sa propre fragilité, prête à être exploitée.
 
L’usage des technologies et de l’intelligence artificielle, redéfinir nos manières de percevoir, de décider
 
Les technologies numériques ne sont pas de simples outils neutres que l’homme manierait à sa guise. Elles sont devenues des architectures invisibles qui modèlent nos comportements, qui redéfinissent nos manières de percevoir, de décider, d’aimer même. Elles ne se contentent pas de transmettre des informations : elles reconfigurent nos vies entières en orientant l’attention, en conditionnant le désir, en sculptant la mémoire.

Byung-Chul Han (2017) a parlé de psychopolitique pour désigner ce nouveau régime où l’individu croit se libérer par la technologie, alors qu’il s’assujettit à travers elle. Sous le masque de la liberté numérique, il s’auto-surveille, il s’auto-discipline, persuadé que ses choix sont les siens alors qu’ils sont déjà préprogrammés par les logiques algorithmiques. C’est la servitude volontaire de l’ère digitale, où la surveillance ne vient plus de l’extérieur mais s’intériorise dans chaque clic, chaque geste, chaque donnée partagée.

Yuval Noah Harari (2018) avertit que le big data et l’intelligence artificielle ne sont pas de simples auxiliaires : ils deviennent des oracles capables d’anticiper nos désirs mieux que nous-mêmes. L’homme, jadis maître de ses choix, pourrait bientôt découvrir qu’il n’est plus qu’une variable dans une équation pilotée par des machines qui connaissent ses vulnérabilités, ses préférences, ses faiblesses les plus intimes. Ce qui était autrefois intuition devient prédiction, ce qui était liberté se transforme en trajectoire calculée.

Ainsi, dans les guerres cognitives contemporaines, la technologie est devenue le champ de bataille par excellence. Les réseaux sociaux amplifient les émotions, les algorithmes enferment dans des bulles, l’intelligence artificielle perfectionne les mécanismes de persuasion. Ce n’est plus seulement l’espace public qui est colonisé : c’est l’espace intime de nos consciences.

La guerre cognitive ne passe plus par les armées visibles, mais par des codes invisibles. Elle se gagne dans les serveurs, dans les bases de données, dans les algorithmes de recommandation. L’homme, croyant être au centre de la révolution numérique, en est devenu le champ de bataille, parfois même la victime consentante.
 
La guerre culturelle et mémorielle, un champ de bataille privilégié des guerres cognitives
 
La mémoire n’est pas un simple réservoir de souvenirs ; elle est le ciment invisible qui relie les générations, qui fonde l’identité des peuples et qui trace l’horizon de leurs avenirs possibles. C’est pourquoi elle devient un champ de bataille privilégié des guerres cognitives. Celui qui manipule la mémoire ne se contente pas de réécrire le passé : il reconfigure le présent et façonne l’avenir.

Ibn Khaldoun (1377), dans Al-Muqaddima, l’avait pressenti avec une lucidité visionnaire : la force d’une civilisation réside dans son asabiyya, cette cohésion sociale qui naît de la mémoire partagée, des mythes fondateurs et des récits communs. Lorsqu’une société perd ce ciment, elle s’effrite de l’intérieur et devient vulnérable aux influences extérieures. La guerre mémorielle, en attaquant ce lien invisible, prépare déjà la chute d’un peuple.

Edward Said (1978), dans Orientalism, a démontré que la domination ne se limite pas à l’occupation militaire ou économique : elle passe aussi par les représentations culturelles, par les images que l’on impose à l’autre. L’Occident, en redessinant l’Orient à travers ses récits et ses grilles de lecture, n’a pas seulement décrit : il a façonné des perceptions, il a imposé une hiérarchie symbolique. La culture devient alors une arme plus redoutable que l’épée, car elle agit en profondeur, en silence, dans les imaginaires.

Joseph Campbell (1949), avec The Hero with a Thousand Faces, a montré combien les mythes traversent les siècles et continuent de modeler les comportements collectifs. Ils ne sont pas de simples fables anciennes, mais des archétypes universels qui orientent nos désirs, nos peurs et nos idéaux. Celui qui maîtrise la production de mythes contemporains — qu’ils soient politiques, culturels ou technologiques — dispose d’un levier d’influence incomparable.

Ainsi, la guerre culturelle et mémorielle ne se limite pas à falsifier le passé. Elle consiste à sélectionner ce qui doit être rappelé et ce qui doit être effacé, à glorifier certains épisodes et à en ensevelir d’autres dans l’oubli. Elle fabrique des héros et des traîtres, elle élève des symboles et elle détruit des figures. Dans ce processus, la mémoire n’est plus un patrimoine neutre : elle devient une arme, un champ de bataille où s’affrontent visions du monde et projets de société.

Une société qui perd la maîtrise de sa mémoire devient une société qui ne sait plus où elle va. Car la mémoire n’est pas un musée : elle est une boussole. Et celui qui contrôle cette boussole dirige déjà le destin collectif.
 
L’influence comme finalité, occuper l’espace mental
 
L’objectif ultime n’est ni la donnée ni le récit, mais l’influence. L’influence, c’est l’art de redessiner les frontières symboliques : de décider ce que nous percevons comme juste, ce que nous considérons comme menaçant, ce que nous jugeons désirable. Elle agit en amont des choix visibles, en modelant l’horizon mental d’une société.

La guerre cognitive n’est pas une guerre d’armes, mais une guerre d’architectures invisibles. Les données en sont les munitions, l’interprétation la stratégie, l’influence la conquête. Celui qui occupe l’espace mental d’un peuple n’a pas besoin de franchir ses frontières physiques : il en redéfinit les limites symboliques et il en écrit le futur.

Si dans cet article nous avons abordé les différentes stratégies cognitives, nous consacrerons le prochain article à la mise en œuvre concrète de ces stratégies de guerre cognitive. Il s’agira désormais de montrer comment elles se traduisent dans la réalité. C’est dans ce passage du concept à l’opérationnel que se révèle toute la subtilité de ces stratégies.

Par Abderrazak HAMZAOUI
Email : hamzaoui@hama-co.net
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