Un aller simple pour le paradis


Le recrutement, le lavage de cerveau, la préparation psychologique représentaient la phase la plus importante dans un processus où rien n'avait été laissé au hasard

Par Driss Tahi -
Mardi 8 Décembre 2015

Ils se chargèrent de son éducation religieuse et de son hébergement et lui trouvèrent une occupation de vendeur de livres religieux. Dès lors, tout se précipita pour lui et sa vie changea de fond en comble

Une scéne du film de Nabil Ayouch ''Les Chevaux de Dieu'' traitant le processus de radicalisation religieuse
Une scéne du film de Nabil Ayouch ''Les Chevaux de Dieu'' traitant le processus de radicalisation religieuse
Hicham se faufila pour rejoindre la maison de ses parents dans les dédales des charrettes de légumes et les étals de poulets et de poissons, saluant les marchands au passage par des signes de la main tout en lançant: "Salamo alikom" tantôt à droite, tantôt à gauche, l'univers où il avait grandi, où il avait vécu pendant vingt-deux ans dans le même quartier, un environnement propice à tous les dérapages, une grande école de la délinquance.
 Depuis qu'il s'était "rangé dans le droit chemin" comme il se plaisait à raconter, il ne s'éloignait jamais de la mosquée Al Yazid avant d'accomplir la prière du soir "Al Ichaa" avec ses nouveaux amis, ses frères, les vrais ceux-là. C'est d'ailleurs là que se trouvait le kiosque que lui avait confié El Hadj Hamid; quelques mètres plus loin, la chambre qu'il partageait avec l'un de ses nouveaux compagnons.
Même à une heure pareille, Derb Erraha ne désemplissait pas, les clients y étaient moins nombreux que pendant le jour, mais il y en avait toujours assez pour animer le marché jusqu'à une heure tardive de la soirée. Tout le monde connaissait Hicham et le respectait, certains furent ses amis à l'école primaire, et le restèrent même après qu’il obtint son baccalauréat. Il partagea avec eux les premières cigarettes, les premiers joints et aussi les fameuses virées nocturnes arrosées d'alcool qui se terminaient souvent par des bagarres violentes et parfois au commissariat. Tous les jeunes du quartier ou presque consommaient alcool et hachich et étaient tous munis d'armes blanches. Les vols à l'arraché et les viols étaient pour eux de simples exercices auxquels ils se livraient tous les soirs. Les plus forts physiquement et les plus audacieux d'entre eux, étaient vite repérés et engagés par des fournisseurs de stupéfiants et de psychotropes et devenaient des distributeurs. Aussi et au bout de quelques mois, ils avaient déjà fait leurs premiers séjours en prison.
Hicham échappa par miracle à cette maudite règle, lui qui, faute de moyens, ne put pousser ses études plus loin; son rêve de quitter ce quartier devenait difficilement réalisable. En revanche, cela arrangeait parfaitement les affaires de ses parents qui virent en lui une paire de bras supplémentaires capable d'aider aux tâches quotidiennes, d'autant plus qu'il fallait un remplaçant à l’un de ses frères qui purgeait une peine de prison pour coups et blessures.
"Les études sont faites pour les fils de riches", répétait tout le temps son père. Son voeu de quitter cet environnement insalubre fut vite exaucé. Il fit un beau matin la connaissance de son sauveur, El Hadj Hamid, venu par hasard faire ses provisions au derb Erraha. Ce dernier, après une brève discussion avec Hicham, lui laissa son numéro de téléphone. Deux jours plus tard, il fit sa première prière à la mosquée Al Yazid auprès de ceux qui allaient devenir ses frères. Ceux-là mêmes qui se chargèrent de son éducation religieuse et de son hébergement, lui trouvèrent une occupation de vendeur de livres religieux. Dès lors, tout se précipita pour lui et sa vie changea de fond en comble. La rue Erraha était occupée d'un bout à l'autre par un marché informel, cent mètres de long sur quinze de large; des dizaines de commerçants y avaient élu domicile. On y vendait de tout: des fruits et légumes aux articles et bijoux de pacotille. Au début, les habitants protestèrent contre ces assaillants qui étouffaient leur rue par un grand parking de charrettes et d'étals, ce qui attirait une ruée quotidienne de clients à la recherche de produits bon marché. Le vacarme assourdissant et continu,  les monticules qui s'amoncelaient jusque devant les portes des maisons, sans oublier toutes ces odeurs insupportables; tout cela provoqua des querelles parfois violentes entre commerçants et habitants, ce qui nécessitait à plusieurs reprises l'intervention des forces de l'ordre. Mais depuis que la plupart des propriétaires avaient compris qu'ils pouvaient en tirer profit, ils s'étaient résignés à ouvrir leurs propres commerces chacun au rez-de-chaussée de sa maison, en occupant le trottoir et en y installant leur propre étal, laissant d’un commun accord aux autres marchands et charretiers, la possibilité de s'installer librement sur toute la chaussée. C’est à ce moment-là que les choses alors se calmèrent et tout rentra dans l'ordre, et chacun y trouva son compte. Hicham dépassa le dernier obstacle de charrettes pour atteindre la maison de ses parents, là où il vit le jour: trois minuscules pièces, une cuisine,  un cabinet de toilettes et un hall servant de magasin où s'entassaient des caisses vides ou pleines de légumes.
Il enjamba quelques paniers de tomates et persil et autres légumes étalés à même le sol pour se retrouver devant l'étal de ses parents, un espace qu'il connaissait très bien. Sa mère était assise sur une caisse en plastique, l'air exténué par une journée qui avait commencé très tôt. Hicham se rappela quand son père exigeait de lui quelques services avant et après les heures de l'école ou du lycée, et qui consistaient à porter sur ses épaules, de la maison qui servait de dépôt, des caisses de vingt kilos, et de déposer leur contenu sur la table de vente, une tâche pénible .
Il se pencha pour baiser la main de sa mère, lança un regard et un signe de tête à sa sœur occupée à servir des clients. Divorcée, son mari lui avait laissé deux enfants, un autre fardeau pour la famille. Son père qui arriva au même moment lui dit : “Te voilà toi : depuis que tu t'es mis à prier et à aller à la mosquée Al Yazid, tu es devenu un autre homme, et puis pourquoi ces vêtements comme ça et cette barbe? On dirait Satan". Hicham ne répondit pas, se tourna vers sa mère et lui tendit une enveloppe qu'elle se pressa de ranger :"Il y a dedans quinze mille dirhams, je vais partir travailler à l'étranger." Il n'attendit pas sa réponse, évita de croiser son regard, embrassa au passage ses deux petites soeurs qui jouaient sous l'étal de légumes, puis s'en alla.
Pas question d'aller trouver ses frères pour leur dire adieu    . De toutes les façons, à cette heure-là, ils avaient sûrement déjà quitté le quartier, pour n'y revenir qu'à l'aube, bourrés d'alcool après qu'ils eurent dépensé tout l'argent gagné durant la journée, et au meilleur des cas, blessés à la suite de bagarres comme ça arrive souvent;  sinon c’était un détour par le commissariat de police qu'ils feraient, ce qui prendrait quelques jours ou peut-être quelques mois pour les revoir. Il s'éloigna en évitant de se retourner afin de ne pas garder dans sa tête l'image de sa mère et de sa soeur dans ce décor misérable. 
Depuis qu'il n'habitait plus chez ses parents, son apparence s'est nettement transformée, en plus de sa longue barbe et ses habits plus larges et son pantalon qui ne dépassait pas les chevilles. Hicham fut depuis le premier jour séduit par El Hadj Hamid, attiré par cet homme qui dégageait quelque chose d'indescriptible. Un orateur, écouté,  respecté par tous les frères, aux discours convaincants, certainement aisé,  toujours au premier rang pour ses prières à la mosquée, invoquant Dieu à chaque instant et ayant une réponse à toutes les questions.
Ces dernières semaines, les réunions s'étaient multipliées, en présence de nouveaux visages venus spécialement pour la circonstance. Des prêcheurs très éloquents, leurs discours portaient exclusivement sur la Syrie: "L'armée du mécréant Al Assad continue le bombardement des mosquées, et la semaine dernière, une attaque à l'arme chimique contre les civils a fait des centaines de victimes, femmes et enfants. Il fallait voir ça à la télévision ...aucun musulman digne de ce nom ne pourrait supporter une pareille injustice". Des versets du Coran et des hadiths sont cités à chaque instant pour étayer des propos appelant au jihad.
Le souhait de certains frères de partir en Syrie pour "répondre à l'appel de leurs frères" s'était manifesté dès la première réunion, et au bout de la troisième journée, déjà une dizaine de candidats étaient sur la liste.
Le recrutement, le lavage de cerveau, la préparation psychologique représentaient la phase la plus importante dans un processus où rien n'avait été laissé au hasard, le reste était de simples formalités telles que les papiers, l'argent,  les contacts à l'étranger... C'est par groupes de deux que les djihadistes arrivaient à Adana, ville du sud de la Turquie, proche de la frontière syrienne, après qu'ils furent accueillis par des inconnus à l'aéroport d’Istanbul. Rasés de près, habillés en jeans et tee-shirts, c’était ainsi qu'ils avaient quitté le Maroc et ce, afin de ne pas éveiller les soupçons. Ils étaient pris en charge à l'arrivée par les responsables militaires du groupe armé auquel ils étaient affectés. Une fois leur encadrement et entraînement au maniement des armes terminés, ils étaient bons pour aller rejoindre l'un des points chauds en Syrie à Alep peut-être... 
Quelques semaines passèrent, durant lesquelles Hicham n'avait tiré aucun coup de feu. Séparé de ses compatriotes, on l'avait tellement bourré de drogue qu'il ne faisait que manger et dormir, et ne parlait que pour demander: quand il se ferait exploser au milieu des mécréants. Les séances de lavage de cerveau et la drogue ayant fait leurs effets et donné le résultat escompté, les bourreaux n'attendaient plus que le signal qui vint sans tarder.
Lorsqu'il pressa le détonateur qui fit exploser la charge de la ceinture qu'il portait autour de sa taille au milieu d'un autobus bondé, Hicham entendit en une fraction de seconde des cris de femmes et de petites filles et vit les charrettes et les étals de derb Erraha sens dessus dessous.  Les corps déchiquetés et le sang jaillissant de partout dans un spectacle apocalyptique, il se dit avant de sombrer dans le néant: Ce n'est pas le paradis. 
La mère de Hicham était occupée à servir une cliente, lorsqu'un homme s'approcha d'elle pour lui annoncer la mort de son fils. "Félicitations madame, votre fils est mort en martyr". Il s'éloigna sans lui laisser le temps de répliquer, après qu'il lui remit une enveloppe légèrement plus épaisse que celle laissée par son fils Hicham avant son départ.

- Séparé de ses compatriotes, on l'avait tellement bourré de drogue qu'il ne faisait que manger et dormir, et ne parlait que pour demander: quand il se ferait exploser au milieu des mécréants.


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