Mahmoud Darwich : Le cantique épique


Par Rédouane Taouil
Jeudi 4 Octobre 2018

Disparu il y a dix ans, ce poète qui a consacré la Palestine comme une métaphore maîtresse de la résidence sur la terre,  a légué une œuvre qui constitue un pan essentiel de la poésie contemporaine.
C’est dans  l’Andalousie, célébrée par le poète palestinien à travers la mélancolie enflammée des violons, qu’Ibn Shuhayd (992-1035) assonance son « Epitre des ombres et des trombes » où il relate les souffles de génie, que lui prodigue la haute fréquentation émerveillée  des vals de la langue et de la prairie des belles lettres depuis les odes du roi errant Imru' Al Qays jusqu’aux séances du  prodigieux Badiaâ Zaman, et les plaies que lèguent les bourrasques de l’ici-bas. L’œuvre de Darwich possède, à l’instar de cet épitre, ses ombres inspiratrices et ses trombes accompagnatrices que sont l’arrachement au village natal et la dépossession, les meurtrissures des pertes et les  rétrécissements de l’espoir, les exils et la fragilité du temps.
Les inspirateurs du chantre de l’étroitesse de la terre, depuis les «Feuilles d’olivier» en 1964 jusqu’au poème-testament «Je vois ce que je désire»  reflètent un formidable engagement existentiel dans la poésie. L’oliveraie, génie de l’initiation au champ du verbe, est emblématique des stigmates de la tourbe dépossédée des pas des moineaux et des hommes, des angoisses et des attaches de l’exil , du tressage inlassable de l’espoir et de la dignité de l’endurance, de la douleur de l’arrachement et de l’odeur du caroubier qui y a échappé. « Si l’olivier se remémore/ Celui qui l’a planté/ L’huile deviendra larme ». Cet arbre, qui se pare de sa discrète pudeur fût-ce sous la tempête, évoque, volubile, les blessures originelles, la splendeur de la femme aimée, l’éternelle verdeur, mais aussi la soif inapaisée de la paix :
« O Noé/Donne-moi une branche d’olivier/Et à ma mère une colombe». Dans les rameaux comme dans les racines résonne le génie de la terre que le poète résume prodigieusement dans une maxime, « Belle et immense est la terre/ A travers un chas d’aiguille », qui préfigure des antonymes et correspondances, des irruptions et sentences. Exigüe comme un miroir et étendue comme la langue, la terre est intimement unie aux seuils rasés par les conquérants, aux débris des corps et aux sentiers des vergers, aux essaims de deuils et aux élans des ailes battantes en Galilée, aux senteurs de l’enfance et  à l’empreinte indélébile du papillon, à l’eau qui pleure et rit, aux orées de l’amour et au sel des larmes et à leur frisson. Le poète de la métonymie de la terre fréquente volontiers le génie nourricier de la mémoire. Il se souvient pour oublier et oublie pour se ressaisir des « humeurs d’Aneth », symbole de la fertilité et de l’Histoire de la Mésopotamie et de la Méditerranée, de l’idylle des Peaux-rouges et de leurs forêts, des soupirs de Grenade et des cieux de Jérusalem, des sifflements des obus des sièges et des vertiges des aéroports, du baume de la sauge et des invites du sarment rougeoyant.  C’est grâce à de tendres exhortations ou de tristes interpellations que le poète rend hommage au génie de l’attente avec lequel il arpente les méandres de l’amour et de la mort. « Attends-là/ Et ne t’impatiente pas/ Si elle arrive après/ Attends-là/ Si elle arrive avant/ Attends-là ». L’art d’attendre l’aimée est serti du polissement des songes et d’espérances graciles, de bonheurs friables et  de l’effleurement de la lune, des fleurs de la patience et de sensations inouïes. « Ô mort, attends-moi à l’extérieur de la terre ». Le poète s’adresse ainsi à la souveraine du silence qui vainc mais ne convainc point l’art de chanter de se taire, l’impératif d’être de s’amoindrir et le vœu et la vocation de liberté de s’évanouir comme en témoigne la dédicace au gardien du siège à qui l’assiégé entend enseigner les marques de la mort ajournée et du chagrin qu’infusent le jasmin et la mélodie langoureuse.
« Une poésie – écrit André Velter- est ressentie, pulsée, éprouvée, mise en pensées et en actes ». Cette réflexivité parcourt de bout en bout la poétique de Darwich qui, soucieux de diversifier ses ressources de versification, n’a eu cesse de questionner le déploiement du langage et l’ordonnancement des images, l’ajustement des rythmes et des échos réciproques.
Qu’elle s’accompagne des ciseleurs des colliers des odes suspendues ou de l’inquiet chevalier du vent, Al Moutanabbi, déçu des promesses des nuées, Jamil Boutayna, ou de strophes ornées d’Andalus, d’ardents vers des mystiques ou des jardiniers du poème moderne, la poésie de Darwich est, en tous horizons, une allégeance amoureuse à la langue et une fusion harmonieuse entre le lyrique et l’épique. Elle hisse la Palestine à la hauteur d’une  maîtresse des métaphores et la parole poétique au rang de la demeure d’une profonde communion esthétique : «Voici ma langue collier d’étoiles aux/cous de ceux que j’aime ».


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