La fabrique des émotions disjointes


Najib Allioui
Mardi 23 Décembre 2025

Didi-Huberman
Didi-Huberman
Les images nous éveillent, nous émeuvent, certes, mais pas que, car elles nous formatent aussi. Ce que Didi-Huberman tente de nous apprendre, c’est le discernement qui permet de distinguer entre le vrai et le faux, entre une bonne et une mauvaise image, entre une bonne et une mauvaise émotion.

Face à l’image, le défi n’en est pas des moindres, c’est, au fond, notre liberté qui est en jeu. En effet, certaines images peuvent fabriquer des émotions intéressantes, d’autres non. Il y a des images qui peuvent avoir de l’emprise sur nous. S’il est certes vrai que l’émotion n’échappe pas non plus aux mauvaises images, c’est à nous de nous laisser ou pas séduire par elles.

Le rôle de la psychanalyse est majeur ici. Celle-ci nous apprend, ne serait-ce que depuis Freud, que l’émotion passe quoiqu’elle puisse être déchirée momentanément. L’émotion n’est pas refoulée.
Il y a des émotions qui nous déchirent complètement et qui vont au-delà du refoulement. A ce moment là, on est disjoint de sa propre émotion mais aussi de l’émotion de l’autre. 
Face à l’image, le défi n’en est pas des moindres, c’est, au fond, notre liberté qui est en jeu
L’émotion disjointe est donc cette capacité de ne pas ressentir l’émotion de l’autre. L’exemple qui se présente à cet égard, ce sont les paranoïaques qui disposent de cette faculté consistant dans l’incapacité à ne pas ressentir l’émotion que les autres leur adressaient. La disjonction serait l’équivalent de ce qu’on appelle en psychanalyse la “forclusion”, c’est-à-dire le fait de se disjoindre aussi bien de la représentation du passé oublié que de sa propre émotion et celle des autres.

La politique a aussi sa place bien claire dans ce genre d’émotions disjointes. La politique, selon Didi-Huberman, est psychotique dans la mesure où elle est faite d’émotions disjointes qui font barrage complet à notre propre émotion et à l’émotion des autres. Le meilleur exemple est celui de ce jeune homme, Walter Mattner, si authentiquement ému par le discours de Hitler qu’il admet le plus banalement l’idée de tuer des gens et de les exploser sans aucune émotion.

En tant qu’historien de l’art, Didi-Huberman suit le mouvement d’une histoire de l’art allant vers une anthropologie et une  psychologie. Il s’agit donc pour lui d’étudier la faculté de l’imagination avec tout ce qu’elle engage dans notre psyché et notre corps.
Qu’est-ce qui fait donc qu’on est capable de tuer sans scrupules, à l’exemple du régime nazi ?

En se posant cette question, Didi-Huberman en arrive au processus de mobilisation des émotions qui fonctionne à merveille via la propagande, ainsi qu’en témoigne "Le Triomphe de la volonté", film de propagande nazie tourné par Leni Riefenstahl lors du congrès de Nuremberg du NSDAP de 1934. Ce qui est étrange, commente Didi-Huberman, c’est que nous entendons une seule voix qui donne un ordre, à quoi répond aussi une seule voix de toute une masse. C’est ce qu’il appelle le UN, c’est-à-dire le TOTAL, le TOTALITAIRE, reprenant par là La servitude volontaire d’Etienne de La Boétie mettant en exergue cette idée qu’on va vers sa propre aliénation parce qu’on se réfère au UN.

Après quoi, le chercheur en viendra à une élucidation des mots. La «mobilisation» des masses, souligne-t-il, laisse entendre leur «immobilisation» dans un seul nom fétichisé, dans un seul combat, dans la seule haine. En outre, dans « émouvoir », il y « é » plus « mouvoir » : c’est se mouvoir hors de. Dans le film susmentionné, les gens sont émus mais vers une seule chose ; autrement dit, dans ce cas là, émouvoir sert à aliéner, à manquer d’éthique. Le soldat en question dans le film cité avant peut tuer sans rien ressentir, sans s’apercevoir qu’il a commis un crime ignoble. C’est là où réside le sens de la disjonction. Le soldat ne voit pas l’horreur qu’il y a dans son crime. Il tue sans état d’âme.

A partir de là, la philosophie de Levinas est inévitable dans la mesure où elle nous offre une clé des plus politiques. Force est de noter que dans responsabilité il y a « réponse ». Une émotion est un stimulus, c’est une réponse à, au sens pavlovien. Philosophiquement, responsabilité veut dire avant tout être responsable, se sentir tenu par une promesse réciproque. C’est pourquoi, l’émotion en soi compte moins que ce qu’on en fait. La question de la réponse est pour Levinas « répondre de », plutôt que de « répondre à ». On retrouve cela chez Primo Lévi qui explique qu’on est responsable même de nos bourreaux.

De surcroît, une émotion qui vous coupe le souffle et vous empêche de parler mérite d’être interrogée, sinon, des deux choses l’une :
Ou bien on en reste là à dire que c’est génial, que c’est inimaginable, que c’est mystique et magique ; ou bien on va se dire qu’il faut tout expliquer. Didi-Huberman n’opte pour aucun des deux. Car la chose fondamentale, c’est de réinventer son propre langage grâce à la peinture. Dans cette perspective, on peut citer les grands critiques d’art, entre autres, Jean Genet qui réinvente son langage grâce à Rembrandt pour dire des choses très précises sur ce peintre. Un tableau nous ayant émus peut faire mieux pour nous, c’est-à-dire nous aider à défaire les conformismes de notre langage. C’est que l’émotion visuelle nous pousse à parler de façon nouvelle.

La thèse de la fabrique des émotions disjointes de Didi-Huberman démontre que l’émotion ne suffit pas et que ce qui compte c’est le devenir de cette émotion, c’est ce qu’on en fait. Les régimes totalitaires et capitalistes veulent avoir une emprise sur nous. Le travail qu’il a réalisé sur les affects s’est décliné en trois volumes:
Le brouillard : l’état où l’on est complètement perdu, désorienté.
La fabrique : là où l’on veut exercer une prise sur nos émotions. Un des régimes voulait siphonner nos émotions.
La thèse de la fabrique des émotions disjointes de Didi-Huberman démontre que l’émotion ne suffit pas et que ce qui compte c’est le devenir de cette émotion, c’est ce qu’on en fait 
La forme : c’est le moment fécond. Georges Perec est un des  meilleurs exemples à citer à cet égard car il a trouvé la forme de son émotion, à titre d’exemple, la motion du « e » dans La Disparition est la meilleur façon pour lui de dire son émotion. « e » c’est « eux ». C’est toute sa famille, ce sont tous les gens qui ont disparu dans la Shoah.

L’enjeu est donc de trouver une forme extrêmement simple. Chacun de nous doit trouver sa propre forme. Il faut prendre du temps à aller constituer la liberté de son temps car il faut du temps pour trouver ce genre de forme.

Bref, on est complètement aveuglé par les images qui sont à la fois surexposées et sous-exposées. Il y a beaucoup de censure, beaucoup d’images qu’on nous empêche de voir mais il y en a aussi partout, ce qui ne permet pas de voir non plus.

Par Najib Allioui


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