La France peut-elle réussir à encadrer l’accès des mineurs aux réseaux sociaux ?


Youssef Lahlali
Lundi 22 Décembre 2025

La France peut-elle réussir à encadrer l’accès des mineurs aux réseaux sociaux ?
Le débat qui agite aujourd’hui la France autour de la régulation de l’accès des mineurs aux réseaux sociaux n’est plus seulement d’ordre moral ou éducatif. Il s’est transformé en une confrontation politique frontale, touchant au cœur même de la souveraineté nationale et aux limites du pouvoir de l’Etat face aux géants de la technologie.

Lorsque le président de la République reçoit un message d’un de ses homologues africains, exprimant une vive inquiétude au sujet d’un supposé «coup d’État militaire en France», à la suite de la diffusion d’une vidéo truquée sur Facebook, il ne s’agit plus d’un simple épisode de désinformation numérique. Nous sommes face à une faille profonde du système médiatique numérique, dans lequel les plateformes sociales sont désormais capables de déstabiliser l’ordre symbolique et politique d’Etats, y compris de grandes puissances comme la France.

La vidéo en question, qui a cumulé 20 millions de vues en l’espace de 48 heures, mettait en scène un coup d’Etat fictif sous une forme médiatique très professionnelle : une chaîne d’information factice, un direct en continu, une journaliste tenant un micro frappé d’un logo crédible (P24), un discours soigneusement construit pour inspirer confiance. Malgré l’intervention personnelle du président français auprès de Meta pour obtenir le retrait du contenu, la réponse de la plateforme fut glaciale et sans appel : «Ce contenu ne viole pas nos règles d’utilisation». En termes clairs, la plateforme américaine signifiait au chef d’un Etat souverain que sa décision prévalait sur la demande présidentielle.
Cet épisode résume à lui seul la question centrale : qui gouverne l’espace numérique? L’Etat ou la plateforme?
 
Du discours de protection à la logique du pouvoir

C’est dans ce contexte que le président Emmanuel Macron a relancé son projet de régulation des réseaux sociaux, en particulier en ce qui concerne l’accès des mineurs. Il ne s’agit plus seulement de protéger l’enfance, mais d’une démarche politique lucide, fondée sur le constat que l’Etat perd progressivement le contrôle de l’espace public, désormais numérique, transnational et largement privatisé.

Emmanuel Macron plaide aujourd’hui pour l’instauration d’un âge minimum d’accès aux réseaux sociaux, situé entre 15 et 16 ans, tout en brandissant la menace de mesures nationales contraignantes si l’Union européenne échoue à adopter une position commune. Cette orientation traduit une prise de conscience croissante : l’autorégulation des plateformes a échoué, et la « liberté du marché numérique » entre désormais en conflit direct avec les exigences de sécurité sociale et politique.

A l’Assemblée nationale, la députée Laure Miller, issue du parti présidentiel Renaissance, porte une proposition de loi visant à interdire l’accès aux réseaux sociaux aux enfants de moins de 15 ans et à limiter le temps d’utilisation pour les adolescents. Le texte bénéficie d’un large soutien au sein du bloc centriste, ainsi que d’une sympathie prudente de la part d’autres formations politiques, malgré des motivations divergentes.

Mais ce consensus de façade masque des fractures plus profondes. La gauche redoute que la régulation numérique ne se transforme en un instrument de restriction des libertés individuelles. La droite estime, pour sa part, que l’Etat a trop tardé à reprendre le contrôle de l’espace numérique. Quant à l’extrême droite, elle instrumentalise le débat dans une rhétorique sur la «désagrégation sociale» et la «menace identitaire», sans proposer de solutions techniques viables.
 
Un arsenal juridique limité

La France ne part pourtant pas de zéro. Une loi adoptée en 2023 interdit déjà l’ouverture de comptes sur les réseaux sociaux aux enfants de moins de 15 ans sans autorisation parentale. Mais cette loi a rapidement révélé les limites de l’action étatique face à des entreprises technologiques disposant de moyens techniques et d’une puissance économique largement supérieurs à ceux des gouvernements.

Sans mécanismes efficaces de vérification de l’âge et sans coopération réelle des plateformes, la loi reste davantage une déclaration d’intention qu’un instrument de régulation effectif.

Emmanuel Macron est conscient qu’aucune législation nationale ne peut être pleinement efficace sans un cadre européen harmonisé. C’est pourquoi il plaide activement au sein de l’Union européenne pour l’adoption d’un âge minimum commun, face à des plateformes qui considèrent le marché européen comme un tout, tandis que les Etats continuent d’agir de manière fragmentée.
Le modèle australien constitue, à cet égard, une référence possible, l’Australie ayant décidé d’interdire l’accès des mineurs aux réseaux sociaux.

Le Parlement européen a d’ailleurs adopté une résolution non contraignante appelant à interdire l’usage des réseaux sociaux aux moins de 16 ans. Toutefois, l’absence de caractère obligatoire de cette décision illustre les hésitations persistantes de l’Europe à affronter directement les géants du numérique.
 
Une question de souveraineté

Au fond, le débat ne porte pas uniquement sur la protection des enfants contre l’addiction ou le cyberharcèlement. Il soulève une question politique majeure : l’Etat est-il encore en mesure d’imposer ses règles dans un espace qu’il ne contrôle plus ? Les démocraties européennes disposent-elles de la volonté politique nécessaire pour affronter des entreprises technologiques qui façonnent désormais la circulation de l’information, l’opinion publique, et parfois même la stabilité des Etats ?

La régulation de l’accès des mineurs aux réseaux sociaux constitue ainsi un véritable test de l’autorité de l’Etat à l’ère numérique. Si la France, suivie par l’Europe, échoue à imposer des règles claires et contraignantes, elle enverra un message lourd de conséquences : la décision souveraine ne se prend plus dans les Parlements, mais dans les conseils d’administration de la Silicon Valley.

La bataille n’est donc pas seulement éducative. Elle est, avant tout, une bataille de souveraineté.

Paris. Par Youssef Lahlali


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