L’économie marocaine a-t-elle encore un visage humain ?


Nabil Assouali
Dimanche 3 Août 2025

L’économie marocaine a-t-elle encore un visage humain ?
Dans un monde en proie à des bouleversements économiques, climatiques et géopolitiques, le Maroc parvient à maintenir une trajectoire de croissance résiliente. La récente baisse du taux directeur à 2,5% par Bank Al-Maghrib, conjuguée à une politique d’investissement public ambitieuse, traduit une volonté manifeste de relance économique et de renforcement de l’attractivité du Royaume. Ces signaux positifs ont été salués dans le discours Royal à l’occasion de la Fête du Trône, où Sa Majesté le Roi Mohammed VI a mis en exergue la nécessité d’«accélérer les réformes structurelles» pour faire du Maroc un pôle régional de stabilité et de prospérité.

Cependant, cette dynamique macroéconomique masque une réalité plus préoccupante : celle d’un citoyen marocain fragilisé par l’érosion du pouvoir d’achat, la montée des inégalités et l’essoufflement de la mobilité sociale. Selon le Haut-Commissariat au Plan (HCP), 76% des ménages déclarent une détérioration de leur niveau de vie en 2025. Cette donnée ne relève pas de l’anecdote, mais d’un malaise systémique qui menace la cohésion sociale et la légitimité du modèle de développement actuel.
 
Une croissance qui ne bénéficie pas à tous
 
Les chiffres sont sans équivoque : l’amélioration des niveaux de vie au cours des deux dernières décennies a profité de manière disproportionnée aux couches les plus aisées. Entre 2001 et 2007, la consommation des ménages riches a crû à un rythme de 4,3%, contre seulement 2,9% pour les classes moyennes. En 2022, le taux de vulnérabilité restait élevé à 12,9%, tandis que plus de la moitié des salariés demeuraient sans couverture médicale.

Les disparités sociales s’accentuent : en 2024, le taux d’activité plafonne à 43%, et le chômage frappe 21,4% des actifs. Cette exclusion de larges franges de la population du tissu productif national alimente un sentiment d’abandon. Comme l’a souligné le discours Royal, il est impératif de «faire de l’intégration économique et sociale une priorité transversale de toutes les politiques publiques ».
A cela s’ajoute une crise latente du lien social. En 2021, plus de 92 000 cas de divorce ont été recensés. Ce chiffre traduit une fragilisation des structures familiales, particulièrement dans les foyers les plus modestes, victimes collatérales d’une précarité grandissante.

Le paradoxe de la politique monétaire : levier économique ou anesthésiant social ?
La baisse du taux directeur vise théoriquement à encourager l’investissement et la consommation productive. Elle s’inscrit dans une logique de stimulation de la demande, essentielle à la reprise postpandémique. Le Souverain en a reconnu l’importance, appelant à « mobiliser le système financier au service d’une croissance plus inclusive ».
Cependant, dans un contexte marqué par la stagnation des salaires et l’envolée des prix, le recours croissant au crédit à la consommation devient une échappatoire, voire un piège.
 Selon le HCP :

•     57,6% des ménages affirment que leurs revenus couvrent à peine leurs dépenses;
•     40,6% s’endettent ou puisent dans leur épargne;
•     1,8% parviennent à épargner.
Ce basculement vers l’endettement de survie révèle une tension profonde : le crédit, censé être un levier d’investissement, se transforme en béquille pour des ménages pressurisés. Ce phénomène risque de nourrir un cercle vicieux d’appauvrissement, d’autant plus que le coût de la vie — logement, transport, santé, éducation — ne cesse d’augmenter.
La politique monétaire actuelle, si elle stimule l’économie à court terme, ne saurait compenser l’absence de politiques sociales audacieuses. Elle calme les symptômes sans traiter les causes.
 
Un écart qui se creuse entre les classes sociales
 
Dans le climat actuel, les écarts de destin économique se renforcent dangereusement :
•     Les classes aisées utilisent les taux bas pour investir dans des actifs rentables (immobilier, marchés financiers), consolidant leur patrimoine.
•     Les classes moyennes s’endettent pour maintenir leur niveau de vie, sans pouvoir accumuler de capital.
•     Les couches populaires, quant à elles, sont exclues du crédit bancaire et recourent à des financements informels, souvent usuraires.

Ce modèle favorise une concentration de la richesse, alimentant un sentiment d’injustice croissant et des disparités sociales. Le discours Royal l’a clairement mentionnée «De fait, il n’y a de place, ni aujourd’hui, ni demain pour un Maroc avançant à deux vitesses. Cher peuple,Voici venu le temps d’amorcer un véritable sursaut dans la mise à niveau globale des espaces territoriaux et dans le rattrapage des disparités sociales et spatiales».
 
Une transition vers un modèle social plus équitable
 
Il devient impératif de réorienter le modèle économique en faveur d’un développement centré sur l’humain. Cela ne signifie pas sacrifier la croissance, mais l’inscrire dans une logique de redistribution équitable et de dignité partagée.

La réforme de la fiscalité, la rationalisation des dépenses publiques, et la lutte contre les rentes doivent s’accompagner d’un investissement massif dans les services sociaux de base. L’éducation, la santé, le logement, et les infrastructures rurales doivent redevenir les piliers d’une politique de progrès social.
Par ailleurs, le soutien aux PME, la promotion de l’emploi décent, et la revalorisation du travail sont des leviers concrets pour répondre aux attentes exprimées dans le discours Royal : «La réussite économique ne doit pas être l’apanage de quelques-uns, mais une perspective pour tous».
 
Pour un nouveau pacte social : citoyenneté, équité, dignité
 
Le Maroc a besoin d’un contrat social renouvelé, qui redonne confiance au citoyen, réhabilite la classe moyenne, et protège les plus vulnérables. Ce pacte doit reconnaître la citoyenneté économique de chacun : droit à un revenu digne, à une couverture sociale efficace, à un environnement de vie propice à l’épanouissement.

Il ne s’agit plus de choisir entre efficacité économique et justice sociale, mais de reconnaître que l’une ne va pas sans l’autre. La croissance n’a de sens que si elle permet de libérer les énergies, de réduire les frustrations, et de bâtir une société solidaire.
A l’image de l’appel Royal à «construire un Maroc du mérite, de l’égalité des chances et de la dignité pour tous », l’heure est venue de dépasser les indicateurs abstraits et de redonner un visage humain à notre politique économique.

En conclusion, la prospérité économique est une ambition légitime. Mais elle ne peut être dissociée de la justice sociale et de l’équité territoriale. Le défi du Maroc de demain n’est pas seulement de croître, mais de croître ensemble. Cela implique un changement de paradigme : placer le citoyen au cœur des priorités économiques, faire de la solidarité un moteur de développement, et inscrire l’action publique dans une vision profondément humaniste.
C’est à cette condition que le Maroc réalisera pleinement son potentiel : non seulement en tant qu’économie émergente, mais surtout comme nation solidaire, forte de ses valeurs, de ses talents, et de son engagement collectif vers un avenir partagé.

Par Nabil Assouali
Ingénieur d’Etat: Directeur de projet - Expert Management et direction des projets- CentraleSupélec Paris
 


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