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En souvenir de Simon Lévy


Par Mohamed Elmedlaoui
Vendredi 9 Décembre 2011

En souvenir de Simon Lévy
Le Maroc vient de perdre, le 2 décembre 2011, un grand militant nationaliste, progressiste et démocrate, feu Simon Lévy, qui a su et pu tenir tête avec une énergie exceptionnelle sa vie durant, face à l’esprit régressif et incivil de toute sorte, aussi bien sur le plan intellectuel que dans l’arène politique. Le Maroc a également perdu un grand intellectuel qui a su mobiliser tout son vaste savoir académique et toute son action sur le terrain (réhabilitation de lieux de mémoire à travers le Maroc, lancement du Musée du judaïsme marocain à Casablanca, etc.) pour démystifier la mémoire et l’histoire de la société marocaine dans toute sa diversité et la soustraire au réductionnisme du communautairement, politiquement, et idéologiquement correct. On a toujours eu peur lorsque Simon Lévy prenait la parole en public, car la véhémence de ses convictions rendait parfois ses propos trop rugueux pour toute sorte de ‘X-ement’ correct. "Il n’a jamais cédé sur l’essentiel" (A. Azoulay dans son allocution funèbre), mais sans jamais sombrer dans le dogmatisme. Par son départ, un grand dialectologue et un fin connaisseur de l’histoire de l’ancestrale diversité linguistique du Maroc viennent également de nous quitter (sa thèse monumentale sur la dialectologie marocaine attend toujours d’être publiée). Bref, un «trou noir» se crée dans l’espace intellectuel marocain, et un silence radio pesant, inquiétant et qui menace d’être terrible, s’installe sur le spectre des fréquences spéciales qu’animait la voix de Simon Lévy.
C’était un nationaliste démocrate et un académicien marocain de premier ordre. Sur le plan symbolique, son attachement à sa marocanité se résume par une anecdote récurrente chez lui : il ne ratait pas une occasion pour corriger tout compatriote qui l’appellait Simon ou le présentait comme tel à autrui. Il tenait au _ayn (_) de son prénom sous sa forme marocaine : Shem_oun, comme feu Haïm Zafrani tenait mordicus au _ayn de son nom sous sa forme marocaine : Z_efrani. Que l’Eternel couvre les deux âmes de Sa Miséricorde !
Mes rapports directs avec Simon Lévy remontent à peine à une vingtaine d’années. Mais depuis, nous avons tissé une intense relation d’échange dans les domaines de la recherche en linguistique et en culture marocaine dans ses dimensions plurielles. Deux grands moments ont marqué ces échanges : d’abord lorsqu’il participa au Premier Congrès des études chamito-sémitiques que j’avais organisé, à partir d’Oujda, à la Faculté des lettres Fès-Saïss en mars 1997 avec mes collègues de la même faculté. Ensuite lorsque le Centre Tarik Ibn Zyad m’invita pour présenter son livre : Essais d’histoire & de civilisation judéo-marocaine à la librairie Kalila wa Dimna de Rabat (7 février 2002), un ouvrage sur lequel j’aimerais revenir aujourd’hui pour rappeler quelques idées exprimées dans ma dite présentation.
En fait, grâce à nos précédents échanges et à la générosité de Simon, qui me passait régulièrement des photocopies de documents rares, j’avais déjà personnellement pu avoir accès à un grand nombre d’articles qui constituent les chapitres de ce formidable ouvrage. Mais voilà enfin un ouvrage qui réunit une large part du fruit d’un quart de siècle de travaux consacrés par Simon à la culture judéo-marocaine en général et à la communauté juive marocaine en particulier, mais qui restaient disséminés dans le temps et l’espace libraires. Il met ainsi certains des travaux de l’auteur à la portée notamment de cette «large proportion de la société marocaine qui n’a plus de cette communauté qu’une connaissance indirecte, «par ouï-dire», surtout que «nombreux sont les jeunes pour lesquels les termes «Juif» ou «Israélite» n’évoquent qu’Israël, sionisme et conflit du Moyen-Orient» (p. 29). Il les met également à la portée de l’ancienne génération de juifs et de musulmans, dont la mémoire est sujette depuis des décades à la logique bien connue de restructuration de toutes sortes sous les coups d’un demi-siècle d’actualités surchauffées.
 Le fil conducteur qui relie tous ces articles, échelonnés sur un quart de siècle, est une approche qui rompt avec le simplisme réducteur de tout esprit communautariste pré-citoyen, l’esprit qui consiste à écrire l’histoire évènementielle et/ou culturelle d’un pays en fonction du critère de ce qui est considéré a priori comme ‘bon’ ou ‘mauvais’ pour une communauté ou pour une autre. En plus, l’approche générale de l’ouvrage fait régulièrement un va-et-vient constant et complémentaire entre le socioéconomique et le socioculturel : quoique certains concepts et catégories du matérialisme historique soient mis à l’œuvre dans l’analyse («moyens de production», «destruction de l’artisanat par le capitalisme», ‘mode asiatique de production’, etc. pp. 95, 96), les dimensions identitaires non matérielles et leurs présence et influence dans l’action historique n’ont jamais été évacuées ; au contraire, c’est ce qui fait le cœur même du sujet de l’ouvrage. Partout, Simon Lévy décrit d’abord, essaie ensuite d’expliquer, mais il ne cherche jamais à justifier dans un sens ou dans un autre.
Pour ce qui est des temps modernes, une grande question paradoxale occupe une place centrale dans la pensée de Simon Lévy dans cet ouvrage ; elle se résume en une thèse et un constat. La thèse est que l’Indépendance du Maroc a fait des juifs marocains des citoyens selon Simon Lévy, et le constat, selon lui toujours, est la passivité relative de la communauté juive, en tant que communauté, durant la lutte pour l’indépendance puis le «vent fou» qui déclencha la vague de migrations de cette communauté hors du pays. L’ouvrage revient souvent sur cette question qui hante grandement l’esprit de l’auteur, la décrit de façon académique documentée et avance des explications. Cette attitude morale et académique vis-à-vis des faits a d’ailleurs entraîné sur Simon Lévy les foudres de part et d’autre de certaines franges de ses concitoyens ou coreligionnaires qui n’appréhendent la réalité qu’à travers le prisme communautaire. Mais, si Simon Lévy se sent parfois se trouver dans sa vie entre deux chaises à cause justement du communautarisme de tout bord, sa disparition le vendredi 2 décembre 2011 a eu pour effet de rappeler à tout le monde l’essence de son message. Ses obsèques, le 4 décembre au cimetière juif de Ben Msik à Casablanca, furent des obsèques nationales d’après le nombre et la qualité des gens qui ont fait le déplacement : toute la gamme de tous les spectres politiques, idéologiques, socioculturels et religieux. Du militant gauchiste Sion Asidon à l’islamiste Abdelilah Benkirane chef du gouvernement fraîchement désigné après la victoire électorale du PJD, en passant par les CSM, André Azoulay et Omar Aziman, l’ex-Premier ministre Abderrahman El Youssoufi, les (ex) ministres Moulay Ismaël Alaoui, Nabil Benabdallah, Khalid Naciri, Mohamed Elyazghi, Serge Berdugo, et tout un panel d’intellectuels, arabistes, amazighistes et francophones et d’autres personnalités de tous les profils. Alors que le militant gauchiste, Sion Asidon, a préféré dire son allocution funèbre en arabe classique (après celles de Moulay Ismaïl Alaoui, Nabil Benabdallah, André Azoulay), le militant islamiste, actuellement chef de gouvernement désigné, a fait une déclaration à la presse en français après la cérémonie où il a tenu à présenter ses condoléances à la veuve du défunt, Incaranzion Lévy. Les oraisons funèbres ont été dites bien sûr en hébreu dans la salle de prière où les têtes découvertes ont inondé les têtes couvertes. Alors on se demande à  quelle autre circonstance une telle communion nationale fut réalisée dans le respect de la diversité. L’absence de la voix berbère  en cette occasion me semble n’être qu’une question de rythme d’évolution des habitudes et non une attitude de principe dans les esprits. Ces funérailles sont dignes de l’homme de mérite qu’était Simon Lévy. Elles font en même temps honneur à sa patrie qui témoigne ainsi toujours de l’essentiel dans les moments décisifs, par-delà les vicissitudes du conjoncturel.


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