En marge du colloque international: "Inscriptions de la trace, Khatibi ou la pensée des interstices" : Faux-fuyant, l’instant


PAR Mohamed Loakira
Lundi 22 Mars 2010

En marge du colloque international: "Inscriptions de la trace, Khatibi ou la pensée des interstices" : Faux-fuyant, l’instant
Ainsi que nous l’avions écrit dans notre édition du samedi/dimanche 20 et 21 mars 2010, le Laboratoire des études
pluridiscplinaires et la Coordination des chercheurs
en littératures maghrébine
et comparée ont organisé un
colloque
international sur le thème: "Inscriptions
de la trace, Khatibi ou la
pensée des
interstices", et ce les 16 et 17 mars 2010 à l’Université Ibn Tofaïl de Kénitra.
Voici, par ailleurs, le texte intégral d’une contribution de Mohamed Louakira.
Interpeller un ami disparu, intellectuel encyclopédique de surcroît, c’est se remémorer des moments privilégiés à travers dires, faits, gestes et balbutiements du rêve intense des textes à achever ou à écrire ; c’est également évoquer l’intimité réciproque et faire durer le droit à l’éveil et à la souvenance.
Pour ce faire, j’aborde en premier lieu ton cheminement. Singulier de par sa diversité, sa richesse et ses fréquentes transhumances. Tu ne cesses de voyager dans les paris de tes propres défis, au tréfonds, dans/ou en dehors des géographies tant lointaines qu’inclusives, changeant de boussole,  de relais, de regard. Quand on te rejoint, tu es déjà ailleurs. Y dominent en particulier la constante remise en question des évidences, la marginalité, la dissidence et le fragmentaire des désirs nomades.
Avec le même intérêt pluriel et le besoin de s’ouvrir sur des  cultures et des civilisations, tu as su bousculer les frontières entre les genres littéraires, les disciplines, décloisonner les modes d’écriture, les rites de la réception, voire le repli et la douteuse autonomie de chaque expression.
Mais demeure le poète, vu que ta ?formation de base est poétique?, que ?la parole (t)’exile là où l’origine se déchire? et que te lire reste sans conteste le summum du plaisir changeant et étoffé. Quel travail d’orfèvre ! Quel envoûtement et quelle pertinence !
Comme tu le sais, j’ai un goût prononcé pour le retour du souvenir sur lui-même. Je me projette à rebours. Un saut dans le temps irrévocable et nous voici à l’orée des années 70. Du dehors. Confrontés au ?vent (qui) arrache les blessures du rêve?.
Période d’effervescence, de contestation et du jusqu’au-boutisme dans les certitudes de nos illusions. Période de tous les risques et périls aux dépens de notre maturité précoce, lors nous fûmes emportés par la fougue de nos idéaux, le bien-fondé de notre révolte, le jeu subtil avec la censure et le plaisir de passer sous le manteau et de lire les livres interdits. L’intensité de la soif aidant,  nous fûmes des architectes inventifs, empressés à faire et défaire le monde. Ce monde même que, plus tard, nous nous contenterons de subir ; au mieux d’interpréter.
Inutile de s’attarder sur les décombres.
Savourons alors les moments de franche amitié et les souvenirs à jamais ancrés dans la mémoire :
Dès la tombée de la nuit, quand je laisserai ma porte grande ouverte pour accueillir des amis écrivains, poètes et autres artistes, ponctuel que tu es, tu seras le premier à choisir l’angle du tapis en laine écrue, entouré de coussins multicolores. Quasi soliloquant, tu construiras un discours sur la poétique de cet espace nu, dépouillé, ?à la qualité suggestive d’un presque rien?, à la manière de ton beau texte sur ?Ombres japonaises? où tu sembles dialoguer avec toi-même, prenant pour prétexte Tanizaki, l’auteur de ?L’éloge de l’ombre?.
Tu mettras de l’ordre dans tes feuilles perdues à propos de l’écriture, de la peinture, du théâtre, de la survie dans l’expansion de la technique et de la pensée de l’ombre. Tu seras encore ailleurs. Comment te suivre ?
Avec peine, j’arpenterai à tes côtés l’itinérance de ta « mémoire tatouée?, jusqu’à vivre en direct ton séjour au lycée Sidi Mohammed et tes errements dans les ruelles de ma ville natale ; sur ce, des petits détails surgiront et te ramèneront à mon premier texte sur Marrakech pour enfin me dire en aparté à travers un semblant de timidité :
  - tu sais Mohamed, tu es bon conteur. Tente le récit…
Je réaliserai ton conseil amical, plus de 30 ans plus tard.
Des fois, en fin de matinée, nous entamerons notre marche en circuit fermé, le long de la rue des jacarandas, aller-retour incessant, de la fac des lettres à la Villa du Prince au point que les gardes seront intrigués par nos confidences et nos mots secrets. A la longue, ils comprendront la raison de la flamme qui nous habite et se préoccuperont peu de nos ombres.
En biais à l’Institut de sociologie où tu as assuré les fonctions de directeur avant d’assister impuissant à sa fermeture, tu viseras le toit, à chaque passage, presque le cœur en larmes. Mais point d’exil, ni de démission. Car tu auras ta revanche en dirigeant, plus tard, l’Institut universitaire de la recherche scientifique (IURS), martelant :
- J'appartiens à un pays magnifique […] Je lui dois ma naissance, mon nom, mon identité initiale. Je lui dois mon histoire, sauf le récit de ma liberté d'esprit, celle d'avoir à inventer un espace et une relation de dialogue avec n'importe quel être venant vers moi.
Et nous irons flâner sur les pentes de l’océan. Encore à l’état sauvage.
Là, je te confierai les caprices de la première phrase, du déclic se faisant désirer, de l’intempérance de la page blanche qui suggère la mort. Pour toi, ?elle est plutôt un signe entre la pénombre et la mémoire?.
Chemin faisant en boucle, tu useras de l’approche maïeutique pour me mettre sur l’itinéraire de tes fouilles, faisant semblant de tâtonner ou d’avancer des idées de l’instant, au gré du papotage. 
Ainsi, feras-tu entrevoir ta conception de l’aimance, ?différents degrés de plaisirs de l’amour et de l’amitié?, mot que tu dépoussières et enrichis, à l’adresse des êtres qui s’aiment ou qui croient s’aimer. Déjà la bilangue prend racine dans ?la liberté de l’autre en moi?, la pensée autre, l’identité, la différence. Ceci, non pour imposer tes certitudes, plutôt pour entonner des répons.
Qu’importe l’apparent décalage entre l’écrit et l’oral à mi-chemin de la compréhension et de l’illisible.
T’écouter, c’est découvrir l’oralité d’entre-plusieurs significations, terminer en moi tes phrases inachevées, jusqu’à me construire peu à peu dans mon ignorance et mes suppositions ; c’est combler le vide entre le début de l’énoncé, le secret suspendu  et la retenue des idées à formuler.
Qui m’aime, me devine, semble rétorquer ton air malicieux.
Et je te suivrai, jusqu’à transfigurer l’insaisissable, me reconstituer et admettre ?l’identification simulée? ou ?la répartition graduée du clair et de l’obscur?.
Puis la marche en circuit fermé, le voyage dans l’indicible se font de plus en plus rares malgré l’estime et l’amitié sans nuage. Une brève rencontre par-ci, des remarques constructives sur la dernière parution ou sur le menaçant silence par-là.
Jusqu’à cet après-midi à l’avant-goût printanier où je t’ai rendu visite. Hôpital Cheikh Zeyd à Rabat. Chambre n° 3113.
A même la joie des retrouvailles, j’ai hâtivement noté que tous les chiffres de la chambre sont impairs.
Le 1 invoque l’unicité et révèle l’absolu de l’origine, en regard du complément ; le 3 conseille la prudence et la présence nécessaire de l’autre pour entrevoir la transcendance et témoigner de la dualité.  Du bout à l’autre, ces chiffres s’agencent, se transforment et se réfèrent à une pratique communément admise. Cependant, l’amorce diffère du final malgré la similitude de forme et de mouvement. Serait-ce, peut-être, le fondement de ton approche réflexive autour du même et de l’autre, de l’identité et de la différence.
Là, dans cet espace, tu maîtrises l’éclat du soleil par un voile séparant les volumes, opérant le voilement et le dévoilement comme tes textes parallèles sur l’art, sur l’esthétique du silence de la calligraphie. Je me suis installé près de toi et nous avons partagé la sincérité et « la prière : tout intérieure », la passion et l’écriture par-dessus l’épaule. Comme de coutume, ton sourire séduisant communique une large amabilité, s’enquérant des miens, de ma santé, du texte à venir.
Feignant le départ pour ne pas te fatiguer, j’ai été retenu par ton désir discret de prolonger ce moment à éterniser. J’ai été ravi de te constater plus fort que la fatalité du départ, décidé à continuer ton cheminement, allant au-delà des limites du mot, du corps, de la virtuosité et, encore et toujours, bousculant genres et frontières.
- Ce n’est qu’un incident passager, à oublier très vite. Les médecins traitants sont confiants. Je rentre chez moi incessamment. Passe me voir, m’as-tu rassuré.
Pour marquer ta certitude, tu t’enflammes à énumérer tes projets, tes voyages dans le futur à même la justesse et l’inédit. La certitude de durer a pris les devants et j’ai été heureux de vivre, à tes côtés, la passion et l’intemporalité du créateur.
Loin d’entrevoir, même par mégarde, que cet instant fuyant sera celui du ?veilleur d’avant la veillée?.
Il ne se renouvellera plus au hasard des rencontres.
Le ?à bientôt, l’ami?, échangé entre nous deux au seuil de la chambre n° 3113, fut le dernier.
Il est douloureusement orphelin.



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