Cimetière des martyrs, cimetière martyrisé


Par Driss Tahi
Jeudi 17 Décembre 2015

Enfant, j’entendis souvent des histoires fabuleuses sur ceux qui donnèrent leur vie pour le pays pendant l’occupation; de toutes les éloges qui leur furent faites par leurs compatriotes et par le Roi lui-même.
On parla chez nous à la maison de ces milliers de gens qui suivirent leur cortège funèbre, marchant à travers les grandes artères de la ville, sous les youyous en guise de derniers adieux; poussés par des femmes en pleurs aux fenêtres et devant les portes des maisons, et les cris d’Allaho Akbar que les hommes lancèrent au ciel. La foule qui va en grandissant au fur et à mesure que le cortège avança en direction du cimetière, et les cas d’évanouissement qui se multiplièrent au milieu des bousculades.
Mon père évoqua avec émotion le dispositif militaire impressionnant qui rendit les honneurs avant l’inhumation des dépouilles dans le plus prestigieux des cimetières: cimetière des martyrs. Un honneur que d’avoir un des siens enterré au cimetière Chouhada, ces femmes et ces hommes qui préférèrent sacrifier leur vie pour que vivent les autres dignement et librement. Décorés à titre posthume, anoblis par l’Etat, respectés, leurs noms sont donnés à des boulevards et à des rues. Hissés au rang de saints, des prières leur sont consacrées à la fin du prêche chaque vendredi. Des hommages leur sont rendus à chaque occasion officielle et les membres de leurs familles jouissent toute leur vie d’un traitement exceptionnel.
Ma dernière visite à ce fameux cimetière remonte à plusieurs années. C’était à l’enterrement du père d’un ami.
En ce vendredi, guidé par un sentiment pieux, un besoin de recueillement me prend la main et m’y conduis. Mais avant d’atteindre l’accès principal, mon attention est vite attirée par l’atrocité infligée au mur d’enceinte du cimetière. Maculé de graffitis, d’écrits, et de symboles bizarres, le long d’une surface qui était sûrement blanche avant. Décidément tout est la cible des vandales, rien n’échappe à leurs actes vils, même les lieux de mémoire, les lieux de culte aussi, rien n’est épargné.
Arrivé devant le grand portail, je suis accueilli par un brouhaha émanant d’un attroupement de gens. Avant même de réaliser ce qui se passait, j’ai été accosté et entouré par ce qui semble être les mendiants du cimetière. Sûrement des habitués des lieux, des professionnels, hommes, femmes, vieux et jeunes. Parmi eux plusieurs handicapés. Certains avec béquilles ou sur chaises roulantes.
Quand l’entrée d’un lieu pareil, censé être un havre de paix, ressemble à une place de marché à la criée, ou à une salle d’attente des urgences d’un hôpital, l’intérieur ne laisse présager rien de bon.
Ainsi, pour me frayer un passage, vu que les quelques pièces que j’ai distribuées n’ont pas suffi, j’ai levé l’index au ciel (Allah yijib) en guise de laissez-passer.
J’étais perdu dans mes pensées, le regard figé sur l’épitaphe de la tombe de Mohamed Zerktouni, quand soudain, je suis surpris par trois fkihs qui se sont mis à psalmodier le Coran sans me demander ma permission, pensant, peut-être, que le défunt était un de mes parents (en fait il l’est en quelque sorte). Leur lecture était tellement rapide et incohérente que je n’ai pu les suivre, moi qui connaît le Coran par cœur. On dirait un disque 45 tours, mis sur vitesse 33t.
Un billet avait suffi à faire taire ces marchands de la parole de Dieu qui se sont vite éloignés pour aller épingler d’autres clients.
Des enfants traversent la clôture par un des trous creusés au mur, bidons en plastique à la main, enjambent en courant quelques tombes et disparaissent, sûrement pour aller s’approvisionner en eau, au premier robinet du cimetière. Aucun gardien n’est en vue.
Certains recoins ressemblent à des dépotoirs. A d’autres endroits, des bouteilles, des canettes vides, et des sacs en plastique sont jetés un peu partout. On trouve au passage plusieurs tombes délabrées. Il y en a qui ont perdu leurs épitaphes, d’autres ont disparu à moitié, camouflées par la broussaille et les mauvaises plantes. C’est vrai que quelques allées, surtout à l’entrée, ont l’air propre, avec des tombeaux mieux entretenus, néanmoins, on ne peut faire la comparaison avec l’état de propreté d’un cimetière chrétien ou juif.
Tout cela n’est pas surprenant dans la mesure où tous les cimetières du pays subissent le même traitement, à quelques rares exceptions  (le cimetière de Tétouan par exemple).
Toutefois, ce qui est inadmissible et révoltant, c’est le fait de voir  l’état de délabrement actuel de ce lieu de repos éternel, qui est la dernière demeure sur terre pour les plus illustres de nos compatriotes et qui constitue notre mémoire, notre fierté, ceux à qui nous devons reconnaissance et respect, ce bout de terrain où les places représentent un tremplin pour le voyage céleste qui mène au paradis promis par Dieu aux martyrs.
Un lieu convoité par certaines familles pour sa valeur morale et le prestige qu’il représente aux yeux de tous les vivants marocains. Le voir subir un sort aussi dégradant et indigne devant l’indifférence du Conseil de la ville et des familles des défunts, et le silence du Haut commissariat aux anciens résistants et anciens membres de l’Armée de libération, tout cela est le moins que l’on puisse dire  incompréhensible, voire inacceptable.
Encore plus paradoxal, le fait que dans ce cimetière où reposent nos martyrs, d’autres personnes croyant à la possibilité de forcer la main au destin, se permettent de réserver une place en première classe parmi les élus chouhadas, dans l’espoir de se voir accorder la même récompense qui leur est promise, à savoir : les jardins de l’Eden.
Ainsi on trouve logés à la même enseigne, le militant Mohamed Zerktouni, homme courageux, tombé aux champs d’honneur, sous les balles de l’occupant français en 1954, et à quelques mètres de sa tombe, untel, dont la dépouille a été rapatriée d’Europe après avoir traîné dans les plus grandes cliniques du monde, laissant les milliards volés aux pauvres dans les comptes des banques étrangères.


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