A d’autres temps, d’autres mœurs...


Par Mohamed Azergui *
Vendredi 20 Février 2015

A d’autres temps, d’autres mœurs...
Nos ancêtres vivaient dans de petits villages. Ils se connaissaient tous de pères et de mères. Le pedigree de chacun est connu de tous ainsi que ses terres et biens. Ils n’avaient rien à se cacher. L’hypocrisie n’avait pas lieu d’être entre les habitants des villages ou la tribu. C’était une grande famille. En ville, c’est l’anonymat dans la foule hostile, c’est la jungle où chacun vit ou survit comme il peut. L’hypocrisie, c’est montrer un autre visage. Elle est en nous et parmi nous en ville, elle gère nos relations. Au matin, les citadins se couvrent d’un petit masque de famille et d’un grand masque social pour sortir.
Avant de sortir, on se drape d’habits pour paraître autre que ce que l’on est, on se dissimule dedans. Dans les rues, on se distribue salamalecs, courbettes, civilités de façade, sourires et autres tartufferies. 
Au travail, on se ment volontiers, on valorise les chefs présents. Absents, on  médit sur eux  on les calomnie. 
Les citadins un peu aisés cachent leurs lâchetés et misères morales, crient les infamies des plus aisés.
Les citadins aisés déguisent leurs trahisons en les muant en courtoisies de gens éduqués, dédaigneux. Nos ancêtres en conflit se disputaient fort. Les citadins en conflit se sourient, mais complotent fort. Il va sans dire que l’hypocrisie est une nécessité du milieu politique, croire l’inverse est une naïveté.
De nos jours en ville, nous sommes devenus habitués à ce vertige d’hypocrisies devenu notre naturel. Il n’est plus nécessaire de l’affecter ou de le jouer. Duper volontiers au su des autres ne dérange plus. Feindre par intérêt, utiliser tous les moyens pour survenir à ses fins est devenu signe de perspicacité.
Aller après à la mosquée au vu de tous implorer la bonté de Dieu est devenu signe d’intelligence sociale. Simuler la vertu et dissimuler le vice paraît naturel, nécessaire au quotidien dans nos villes. Pourquoi ?
Dans le monde animal, le mimétisme est normal pour se protéger des prédateurs, ou tromper les proies. La nature préserve l’individu (immunité), conserve l’espèce (reproduction) et assure son évolution. Les êtres vivants se nourrissent, s’accouplent et se reproduisent dans la nature sans rien dissimuler. Mais seule l’espèce humaine, la plus faible, fait exception ; elle camoufle sa sexualité, pire la sacralise. Il en résulte des tabous et interdits ancrés surtout dans les sociétés d’obédience moyen-orientale. La femme, objet de désirs, est convoitée et pour éviter les conflits et les tueries, on la cloître.
Son corps n’est plus à elle ; il appartient au culte qui gère la société, à la famille et surtout au mari. Pour les barbus et condisciples mâles, les femmes sont des objets de désirs à garder pour soi au logis. Elles ne sont pas à la table des invités mâles, mais elles sont à la cuisine ; les maris se pavanent au salon. Ils les dominent en maîtres phallocrates et les asservissent en dévots et ils sont approuvés de tous. Pour les voilées, le sexe est un destin à subir, le prix à payer car tel serait le dessein obscur du ciel.
Le mariage est le but de leur jeunesse, procréer est la finalité de leur vie, servir l’époux leur destin. Choisir un mari riche et lui faire vite des gosses, tous ces calculs sont dissimulés en formules sacrées. Mais la famille en ville nécessite de l’argent, les hommes, dépassés, se marient peu et les jeunes pas du tout. En plus, hors l’école, tous contacts, toutes relations, sont prohibés entre les jeunes de sexe opposé. Il en résulte des refoulements, frustrations terribles, complexes, honte, timidité, des fuites dans les déviations sexuelles (onanisme, homosexualité) . Enfer de nos jeunes que nous nous cachons. Complications physiologiques inéluctables qui vont croissant et qui stressent l’esprit des jeunes. Ils outrepassent les interdits selon leurs moyens (prostitution, drogues) avec des effets délétères. Ils se leurrent (cigarettes au bec, coiffure provocante, jeans sales, jupes courtes, maquillage, séduction). Notre société prohibe tout dialogue là-dessus et les laissent démunis face à leur calvaire hormonal. 
Dans un passé proche, les jeunes, garçons et filles, étaient vite insérés dans la vie, légalement mariés (ils ne connaissaient pas les problèmes d’adolescence et la délinquance, les affres de la sexualité frustrée). En ville, les besoins sexuels sont cachés (fausse pudeur, convenances pseudo-dévotions, tartufferies). Les adultes piliers du Temple des tabous sont mariés ; pire ils recourent à l’adultère avec les jeunes. Les nantis du Moyen-Orient vivent chez eux les effets délétères de ce dur conservatisme exacerbant.  Mais ils trouvent au su de tous, ici, un milieu propice, via les pétrodollars pour assouvir leurs désirs pervers. Ils prétendent, petit chapelet en main, cigare au bec, défendre l’islam orthodoxe ! 
L’islam d’ici a été simplifié, idéalisé par nos aïeux amazighs. Il faisait partie de la nature et de l’Atlas. Les gens vivaient selon les cinq piliers de l’islam comme ils respiraient sans ostentation et affectation (1-profession de foi, 2-cinq prières par jour, 3- mois de jeûne, 4- aumône, 5- pèlerinage si possible). Ils faisaient leurs prières et le mois de jeûne en travaillant sans rien changer à leurs modes de vie. L’aumône était un devoir : le 1/10 des récoltes était intouchable et allait aux  démunis et la medersa. Mon grand-père, paysan amazigh pieux, a fait son pèlerinage deux fois dans les années 40/50 sans foire ni tapages avec le strict minimum (juste de quoi survivre) et surtout sa foi inébranlable en Dieu.
De nos jours en ville, la religion affectée, la religion-spectacle est partout et de plus gérée par l’Etat. Les belles mosquées sont souvent fermées, parfois près d’écoles, collèges, et lycées surpeuplés, délabrés. Le vendredi, jour non férié l’est de fait presque pour les hommes. Ils vont prier vous dit-on. Les mosquées sont remplies d’hommes et d’enfants ; les filles et les femmes, dispensées, font le couscous. Les jours de fête de blanc vêtu, ils vont prier, filles et femmes, exemptées, font le repas du festin. Ils oublient ainsi que pour Dieu la femme est l’égale de l’homme sinon plus, car elle enfante, éduque. Le jeûne citadin, c’est réduire le travail, simuler la fatigue, s’énerver en public, dormir toute la journée. Mais dès le crépuscule, c’est la grande bouffe, la ruée vers les cafés ou des prières rituelles collectives. De même, le pèlerinage devient un signe de prestige social très cher et se fait avec grand  tapage. Nos riches dits croyants confondent exprès l’aumône (Zakat) et l’impôt et se dérobent aux deux. 
Ils ont, au salon, des livres bien reliés en vitrine, sur l’intégrisme et le fanatisme qu’ils n’ont jamais lus. Nous feignons d’ignorer que les textes sacrés sont bien dépassés par les exigences de la vie moderne. Nous valorisons notre culte, nous dévalorisons ou dissimulons à peine notre dédain des autres cultes.
Ces discours d’hypocrisie sacrée, sus et mal vus de tous au siècle des NTIC, en ont généré d’autres.  Nous tenons en ville plusieurs discours tous faux, selon les lieux, les besoins et le contexte.
Avant de sortir le matin, nous couvrons notre visage, âme et esprit de masques vernis d’hypocrisie. Nous sourions à tous, nous débordons de gentillesse, nous jouons les tolérants, sympathiques.  Jeunes, adultes, même vieux, nous avons un discours de façade plein de formules  à caractère religieux. 
Les sujets de discussion entre nous, dans les bus, rues, cafés, ou travail sont très superficiels (les prix, la médisance, la calomnie, la politique, blagues anti-chleuh, et surtout le football) Les tyrans romains organisaient des arènes de luttes et de morts et de nos jours, ce sont des stades. Là, nous crions fort, nous cachons nos soucis, nous oublions notre misère, nous jouons les insoucieux. Les femmes excellent dans les masques de discours. C’est là une poésie piquante de sous-entendus. (Séduire le mâle, dompter le mari, paraître, sourire, se donner une image, médire des absentes).
Nous dissimulons nos manigances, nous manquons à nos devoirs, défendons par la parole les droits. Au foyer, les pères adoptent un langage d’austérité de macho et les mères celui d’épouses soumises. Au foyer, nos enfants sont habitués au manque de sincérité dans les relations avec leurs parents. 
Rentrés à la maison, ils ont un discours d’obéissance (enfant), désobéissance et provocations (ado). Ils adoptent un discours scolaire en classe en fonction des profs pour les amadouer ou les affronter. Ils manipulent un discours franc et direct avec leurs camarades dans la rue (insultes, trivialités, blagues). Mais le comble de l’hypocrisie, c’est dans les discours politiques de nos dirigeants quels qu’ils soient. Les politiciens mentent volontiers et savent que les gens n’en sont pas plus dupes (langue de bois, slogans ambivalents, promesses irréalisables, chauvinisme, calomnies, insultes). 
Les islamistes débitent des mensonges avec des citations sacrées sachant que les gens en sont dupes (ils exploitent la crédulité religieuse des masses. Ils transforment des versets sacrés en slogans tendancieux). Mais en privé, ils discutent de leurs intérêts, élaborent des discours pour draguer les houris du Paradis.
Nos aïeux étaient très occupés (champs, artisanats, négoces) et avaient un discours direct franc. Nous, en ville, nous avons intégré dans notre vie et nos mœurs des discours hypocrites et flatteurs.  La flatterie est de mise, la sincérité absente de partout ; flatter est un signe de fausse civilité. Les petits s’échinent en éloges devant des grands ; mais absents, ils les abhorrent de fait (louer son prof, son chef, le flic, le caïd, le scribe, l’imam, le chérif, le manitou, ne coûte rien mais ça aide).
 Les citadines excellent dans la flatterie, frisant quelquefois le ridicule, mais elles en font un art subtil, utile. Elles se congratulent, se disent des gentillesses tout en se vouant les pires méchancetés. Les citadins se flattent volontiers entre eux mais calomnient l’absent avec des formules «civilisées ». Les flattés par vanité croient souvent aux louanges et finissent par les préférer aux critiques positives. Ainsi vos élèves, vos  étudiants, employés, et amis vous flattent par besoin et vous endorment de go.
Nous succombons à la flatterie subtile individuelle et nous nous nourrissons de flatteries collectives. Le nombrilisme collectif est nourri par la culture dès l’enfance ; il nous rend insensibles à la critique. (Le chauvinisme et le nationalisme nous aveuglent. Nous parlons la langue du paradis selon les barbus).
Notre culture arabo-islamique est supérieure, ajoutent-ils ; notre religion est la seule vraie, affirment-ils. Nous entretenons entre nous le feu doux de l’auto-flatterie collective, refusons toute critique salvatrice. Que l’on critique nos croyances, dont certaines sont délétères, nous mettons le monde à feu et à sang. Nous dénions tout grief fait à notre culte, nous dénigrons les autres cultes, en prétendant être  tolérants. Nous refusons que l’on dévalorise notre civilisation arabo-islamique et nous savons qu’elle est dépassée. (Un lycéen sait plus sur les sciences, la nature, le corps humain que ces savants d’antan tant adulés !). Nous nous louons d’en avoir fini avec le Protectorat, sans dire qu’il a tiré le pays de sa léthargie.
Nous simulons la tolérance. Nous nous flattons d’être africains, hospitaliers, mais méprisons nos frères noirs de passage ici.
Nous nous flattons d’être «un pays d’exception», mais de fait nous vivons dans la misère sociale et l’immobilisme politique au su du monde entier.  Nos vices, que nous croyons dissimulés, finissent par apparaître, disait un poète antéislamique arabe. L’invisible est en fait visible en ville surtout lorsqu’il est affecté, quand le paraître veut dépasser l’être (agressions, violences, prostitution, adultères, incestes, enfants des rues, alcoolisme, jeux, autres). Mais nous faisons de grands efforts pour sauver les apparences bien trompeuses dans la cité. Nous nous moquons des efforts des voisins et nous sommes sûrs que les nôtres ne sont pas vus. 
Si nos amis ont réussi, nous les félicitons et nous les évitons ensuite par honte de notre retard. Sartre avait bien dit : «L’enfer c’est les autres» pour nous citadins aliénés du paraître. 
Avoir plus et mieux que les voisins et les proches, l’exhiber nous importe plus que nos besoins réels.
Une grande maison, deux voitures et enfants dans les écoles privées sont des signes de prestige. Exhiber sa robe, ses robes, ses bottes, son costume, et se passer de l’indispensable ne dérange pas.  Montrer aux voisins que nous partons en vacances alors qu’eux restent dans leur coin est pour nous une grande satisfaction même si nous allons dans des taudis et que nous  vivons de miettes. Jouer l’instruit, le cultivé auprès des ignares, faire le fanfaron auprès des femmes, le tartuffe du vendredi. Faire le riche en présence des invités en les conduisant dans le «salon», seule pièce vivable du logis. Faire des dépenses en la circonstance qui amputent le budget familial pour sauver les apparences ; faire des sacrifices inutiles pour la famille pour s’acheter un gros «mouton» pour la grande fête.
L’essentiel pour nous est que les voisins et surtout les voisines voient notre  mouton gras. La religion est un spectacle pour certains. Ils s’arrangent pour se montrer croyants, fervents et fanatiques. On remercie le Ciel pour les biens qu’il nous donne faisant semblant de les souhaiter pour les autres
Paraître nous importe partout plus que l’être ; pour cela nous mentons souvent.  Mentir, c’est dénier la réalité, la changer à son avantage, mais peut-on parler ou écrire sans mentir ? Les Etats mentent souvent, dissimulent les réalités, nous amadouent, nous fabriquent des diversions. (L’Etat a promis la recule du chômage, il a augmenté ; une école de qualité, elle est disqualifiée ; la santé pour tous, hôpitaux-dépotoirs ; logements pour tous, baraque et bidonvilles pour les démunis).
La foire nationale du mensonge, ce sont les élections. Là, les ténors mentent en arabe et en amazigh. Ils savent que les auditeurs et les spectateurs ne les croient pas, mais ils persistent dans la mascarade. Les islamistes sortent leurs armes sacrées, nous promettent la justice divine ici-bas, le Paradis au ciel. Mais élus, ils s’occupent d’eux-mêmes, leurs proches et la tribu des adeptes et diabolisent les autres.
Le mensonge instrumentalisé n’est pas interdit ; au contraire, mais il faut l’adopter en maître de l’art. En ville, c’est là une pratique courante (les vendeurs pour vendre, les courtiers pour gagner plus, les avocaillons pour des clients, les parents simulent la sincérité, les élèves dissimulent leurs échecs…). Les enfants mentent par faiblesse face à l’adulte. Ils sont incapables d’affronter ses griefs et son agressivité. Les adultes mentent volontiers par crainte devant l’Etat et par intérêt face aux personnes influentes. Les habitués du mensonge font de grands efforts pour ne pas se contredire : belle gymnastique ! Nous acceptons les mensonges de nos enfants (profs dénigrés, fraudes, échecs, absences, conflits). Il y a même des gens qui mentent par plaisir pour créer la rumeur ou détourner la rumeur publique (théorie du complot sioniste pour justifier tous nos maux dont le terrorisme islamiste actuel). D’autres mentent pour paraître (exhibitions culturelles, fanfaronnades, prétentions, fabulations).
Mais le mensonge le plus dramatique, c’est l’individu qui se ment à lui-même, se leurre et se croit supérieur (rêves éveillés, fantasmes, fuites en avant face aux affres de la vie, surestimation aveugle de soi …).
 Le mensonge peut être collectif et conduire à une sorte de conditionnement  fondé sur les mensonges. Nous encensons une Histoire officielle de gloires et nous banalisons notre passé millénaire amazigh. Nous louons aux touristes, avec raison, la beauté du pays et nous leur dissimulons notre misère. Nous prétendons être tolérants et nous sommes devenus racistes. Ces us et coutumes délétères, nous les avons acquis peu à peu dans la cité depuis l’exode rural (hypocrisie, apparences, flatteries, mensonges, arnaques, démagogies, médisance, fraudes, jalousies). Ils sont tolérés voire acceptés, bien vus, voulus et seront en fin de compte encensés. Nous parvenons petit à petit à faire de ces mœurs une morale inédite, une éthique adaptée à notre cité. L’idée par devoir, est remplacée par l’intérêt, ou la peur de l’enfer, l’attente des délices du Paradis. Les personnes qui continueront à être sincères, à penser que l’être est supérieur au paraître, à dire vrai sans détours, à faire le bien en fonction de leur seule conscience, sans rien attendre de l’au-delà seront qualifiées de naïves, dépassées, inaptes à vivre dans la nouvelle cité.

 * Professeur universitaire retraité


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