​Le jardin secret de Leïla Slimani

La jeune ronancière marocaine vient de présenter son premier roman à la librairie Kalila Wa Dimna

Mardi 11 Novembre 2014

​Le jardin secret de Leïla Slimani
Samedi dernier, la librairie Kalila Wa Dimna a invité Leïla Slimani, jeune auteur née à Rabat et vivant à Paris, à venir présenter son premier roman « Dans le jardin de l’ogre », publié aux éditions Gallimard en juin 2014. Dans une salle comble, elle a donné quelques clés de lecture pour entrer dans l’histoire, sans pour autant déflorer l’intrigue. Il est bon de commencer à lire ce récit-là sans connaître l’histoire et de se laisser emporter par la saveur des mots, par l’intensité des atmosphères, par la mélancolie poétique de ces existences.
Lors de la présentation, Leïla Slimani a insisté sur la dimension métaphorique de l’ogre : « L’ogre, c’est ce personnage des contes qui effraie et fascine les enfants ». Il incarne cette attirance pour tout ce qui nous fait peur. Adèle, le personnage principal du récit, entre dans la forêt, malgré la présence de l’ogre. Elle pénètre dans ce jardin obscur où les mauvaises herbes poussent à foison en se disant qu’elle verra bien ce qui va arriver par la suite, quant elle aura atteint le point de non-retour.
Le roman décrit l’errance d’une femme qui mène une double vie. Elle a son existence de femme bourgeoise, mariée à un médecin et travaillant dans un journal parisien. Mais la nuit, pour reprendre les paroles d’une belle chanson de Bashung, elle ment, elle prend des trains et elle s’engouffre dans une autre vie, que personne ne connaît. Adèle a quelque chose du personnage de « L’ivresse des sens », une magnifique nouvelle de l’écrivaine belge Noann Lyne. Elle cherche des complices dans sa dérive vers la souillure, la décadence, la perversion.
Toutefois, contrairement à la narratrice de Noann Lyne, les errances d’Adèle ne la mèneront pas vers l’ivresse des sens. Ou disons plutôt que l’ivresse fait place à la nausée. Cette soif de libération se transforme en aliénation. Adèle est prisonnière de cette double vie, qu’elle s’est construite pour échapper à la morosité du quotidien. Elle est certes contente de ne pas être uniquement ce que les autres croient qu’elle est. Mais très vite, ce désir d’être «une poupée dans le jardin de l’ogre » se change en angoisse. Elle sent que son autre vie est un remède pire que le mal qu’elle veut soigner, une prison encore plus violente que celle qu’elle a cru quitter. « Adèle a ressenti pour la première fois ce mélange de peur et d’envie, de dégoût et d’émoi érotique […] ce sentiment magique de toucher du doigt le vil et l’obscène, la perversion bourgeoise et la misère humaine ».
Il ne faut pas s’apitoyer sur Adèle. Elle est comme ces héroïnes bourgeoises qui, depuis Emma Bovary et Anna Karénine jusqu’aux personnages de Mathieu Lindon, Elfried Jelinek et Bahaa Trabelsi, ont une grandeur romanesque dans leur souffrance. Elles se consument juste pour la beauté du geste, en nous rappelant que dans cette longue nuit qu’est notre vie, l’amour reste un soleil éternellement présent dans notre cœur. Même si c’est un soleil noir.

* Enseignant chercheur EGE Rabat

​Le jardin secret de Leïla Slimani
Extrait

Une semaine qu'elle tient. Une semaine qu'elle n'a pas cédé. Adèle a été sage. En quatre jours, elle a couru trente-deux kilomètres. Elle est allée de Pigalle aux Champs-Elysées, du musée d'Orsay à Bercy. Elle a couru le matin sur les quais déserts. La nuit, sur le boulevard Rochechouart et la place de Clichy. Elle n'a pas bu d'alcool et elle s'est couchée tôt. 
Mais cette nuit, elle en a rêvé et n'a pas pu se rendormir. Un rêve moite, interminable, qui s'est introduit en elle comme un souffle d'air chaud. 
Adèle ne peut plus penser qu'à ça. Elle se lève, boit un café très fort dans la maison endormie. Debout dans la cuisine, elle se balance d'un pied sur l'autre. Elle fume une cigarette. Sous la douche, elle a envie de se griffer, de se déchirer le corps en deux. Elle cogne son front contre le mur. Elle veut qu'on la saisisse, qu'on lui brise le crâne contre la vitre. Dès qu'elle ferme les yeux, elle entend les bruits, les soupirs, les hurlements, les coups. Un homme nu qui halète, une femme qui jouit. Elle voudrait n'être qu'un objet au milieu d'une horde, être dévorée, sucée, avalée tout entière. Qu'on lui pince les seins, qu'on lui morde le ventre. Elle veut être une poupée dans le jardin de l'ogre.

Jean Zaganiaris

Lu 850 fois

Nouveau commentaire :

Votre avis nous intéresse. Cependant, Libé refusera de diffuser toute forme de message haineux, diffamatoire, calomnieux ou attentatoire à l'honneur et à la vie privée.
Seront immédiatement exclus de notre site, tous propos racistes ou xénophobes, menaces, injures ou autres incitations à la violence.
En toutes circonstances, nous vous recommandons respect et courtoisie. Merci.

Actualité | Dossiers du weekend | Spécial élections | Les cancres de la campagne | Libé + Eté | Spécial Eté | Rétrospective 2010 | Monde | Société | Régions | Horizons | Economie | Culture | Sport | Ecume du jour | Entretien | Archives | Vidéo | Expresso | En toute Libé | USFP | People | Editorial | Post Scriptum | Billet | Rebonds | Vu d'ici | Scalpel | Chronique littéraire | Billet | Portrait | Au jour le jour | Edito | Sur le vif | RETROSPECTIVE 2020 | RETROSPECTIVE ECO 2020 | RETROSPECTIVE USFP 2020 | RETROSPECTIVE SPORT 2020 | RETROSPECTIVE CULTURE 2020 | RETROSPECTIVE SOCIETE 2020 | RETROSPECTIVE MONDE 2020 | Videos USFP | Economie_Zoom | Economie_Automobile | TVLibe






Inscription à la newsletter