​Adieu aux derniers amis du cinéma

16 pays du pourtour méditerranéen ont été invités à cette édition pour faire promouvoir leurs cinématographies et entrer en lice pour la Compétition officielle


Par Ahmed FERTAT
Mardi 5 Mai 2015

​Adieu aux derniers amis du cinéma
Le Festival de Tétouan en est à sa 21ème édition. Le soir du 28 mars 2015, il a été  ouvert avec faste. La salle Avenida, une des plus grandes et assurément la belle du pays est comble. On a tout fait, comme les quelques années précédentes,  pour que cette ouverture soit celle d’un grand festival. Surtout qu’elle en a l’apparat: lumières, paillettes, vedettes, personnalités, tapis rouge. Après les discours d’usage, le programme commence par des hommages aux disparus. Le comédien  marocain Mohamed Bastaoui, le comédien égyptien Khalid Saleh  et le réalisateur italien Francesco Rosi. Puis on rend  hommage aux  vivants. Et notamment à la grande figure de la culture et des planches marocaines,  Touria Jabrane. De la tristesse, on passe à la gaieté, voire à l’euphorie. 
    Pourtant, quelques-unes parmi les personnes présentes ne partagent pas cette euphorie. Elles ont les larmes aux yeux, le cœur lourd  et la gorge nouée par une tristesse profonde. La plupart de ces personnes n’ont pas la mémoire aussi courte que les organisateurs. Elles se souviennent d’une figure emblématique, fondatrice, inséparable des rencontres du cinéma méditerranéen de Tétouan, Hassan Yacoubi qui vient à peine de disparaître, depuis quelques jours et dont la famille n’a pas encore fini de faire le deuil. Quelques autres se souviennent d’une autre figure, plus effacée, mais tout aussi familière de la manifestation, celle d’Ahmed Morjani qui vient aussi de succomber à la maladie, dans une clinique de la ville, depuis quelques mois. Pas un mot en souvenir de deux des plus anciens des six  mousquetaires qui ont fondé l’Association des Amis du cinéma de Tétouan. Et le devoir de mémoire? Et le devoir de reconnaissance? Et le devoir de respect dû aux aînés? Sont-ils,  à ce point, en ces temps de règne de l’opportunisme et de la médiocrité, des mots creux, vains et périmés?  
Reposez en paix, chers amis. Les amoureux du cinéma de Tétouan, de tout le Maroc  et même de l’étranger ne vous ont pas oubliés. Vous demeurez vivants dans les mémoires et dans les cœurs de vos amis qui ont étés choqués par ce malheureux manquement à l’une des plus  anciennes obligations que les êtres humains ont toujours eu les uns envers les autres : respecter et honorer leurs morts, surtout ceux à qui le groupe doit quelque chose.  Le rappel  de la force et de l’authenticité de votre passion pour le cinéma, de votre droiture et votre abnégation, de votre sens élevé du bénévolat et de l’amitié aurait peut-être détonné dans pareilles circonstances. Et si je prends la plume pour faire revivre votre souvenir, c’est grâce à vos amis, nombreux,  qui ont été atterrés par la gravité de l’omission et  m’ont fait part de leur peine. 
-J’ai connu Hassan Yacoubi peu après mon affectation, comme professeur de français   à Tétouan en 1972. Habité par mon désir de cinéma et supportant mal  le vide que je ressentais  après mes heures de cours au lycée Khadija Oum El Mouminine, je décidais de regrouper quelques amis autour du projet de la création d’un ciné-club. Nour Eddine Saïl, qui préparait son projet de fédération de ciné-clubs au Maroc et qui encourageait mon entreprise me conseilla d’y associer un certain Hassan Yacoubi. Je rencontrai un homme courtois et réservé, un peu maniéré comme tous les aristocrates tétouanais, d’une grande finesse et d’une culture encyclopédique. La glace brisée, je découvris un homme extrêmement sensible,  généreux, chaleureux et qui s’enflammait et devenait intarissable dès qu’on parlait de cinéma. Je n’ai pas été étonné quand j’ai su qu’il était l’ami et le beau-frère d’Ahmed Bouanani pour lequel j’avais une admiration sans bornes. Mais ce qui nous rapprocha le plus fut l’amour de la littérature. Hassan était un lecteur infatigable. Il me fit apprécier Milan Kundera,  je lui fis découvrir Albert Cossery.
Il participa activement à la création du Ciné-club de Tétouan en 1972, qui regroupa, à son apogée, près de huit cents adhérents  et de la Fédération marocaine des ciné-clubs en 1973, dont il fut le vice-président du premier Bureau national et   qui regroupait à peine huit associations, mais dont les adhérents atteignaient déjà quelque cinq mille membres. Le ciné-club de Tétouan s’activa énormément pour essaimer et contribua - grâce au militantisme de Hassan Yacoubi, et d’une poignée de cinéphiles comme Abdallah Memmes dont la 127, avec,   dans le coffre,  «Mémoire 14», «Al Boraq» «La terre» et autre «Cuirassé…», sillonnait la région - à la création d’une dizaine de ciné-clubs dans le Nord et le Gharb. C’était  dans l’appartement de célibataire de Hassan,  qui faisait office de bureau du ciné-club,  situé juste derrière le cinéma Avenida qu’il aimait tant, que se préparaient les activités et que fut rédigé le premier et unique numéro  d’une  revue pour  laquelle il proposa le nom de Wechma, en référence au film culte de Hamid Bennani. 
C’est dans ce même appartement que furent élaborés les statuts d’une nouvelle association, «Les amis du cinéma de Tétouan», fruit de la rencontre entre nous autres «les vétérans» et les jeunes qui avaient fait leurs classes lors des séances que nous animions les  dimanches matin. Hassan apporta beaucoup par ses propositions, sa perspicacité et sa grande culture cinématographique. Il était l’homme des lectures documentaires, de l’élaboration des fiches, des traductions, des catalogues et des débats de fond. Calme mais ferme, il défendait la ligne culturelle  de l’action de l’association et multipliait les   mises en garde contre les dérives populistes et « spectaculaires ». Jamais, il n’élevait le ton, et quand il n’était pas entendu, il se taisait ou s’éclipsait discrètement. Ce n’était pas par faiblesse, mais par fierté et par la forte et intime conviction que le temps lui donnerait raison et qu’à trop poursuivre les paillettes, l’association et  les rencontres perdraient leur âme et deviendraient la proie des prédateurs.
Hassan vivait surtout pour les activités hebdomadaires et mensuelles de l’association et  les rencontres conviviales  avec les quelque trois cents adhérents qu’elle comptait. En vérité, mettre sur pied des projections de films choisis, des semaines de cinématographies de pays des divers continents, des colloques et des débats divers lui procurait plus de bonheur et de plaisir que le festival qui s’acheminait vers ce qu’il appelait « la fête foraine». Plusieurs fois, il me fit part de son  appréhension de l’avenir où les mauvaises tentations prendraient le dessus et où la rencontre, quoique saisonnière,  finirait par détruire toute forme d’activité associative et culturelle régulière et participative,  tout ce qui lui tenait à cœur et qu’il  avait contribué à construire. Appréhension prémonitoire? 
Fidèle à ses principes et conséquent avec lui-même, il se retira doucement. Avec la même nonchalance, la même noblesse et la même fierté qui ne l’ont jamais quitté. Il s’adonna à la peinture à laquelle il se forma et à l’écriture, exercice  dans lequel  il excellait depuis sa jeunesse, entre poésie et récits. Activités qui lui apportèrent  quelques satisfactions simples, par quelques recueils et expositions. 
Si Hassan Yacoubi était le sage de l’équipe et le guide  des bonnes manières,  Ahmed Morjani était l’homme des missions difficiles. Je l’ai rencontré pour la première fois, quand je suis venu faire une inspection  dans sa classe, au lycée Charif Al Idrissi, à Tétouan, au  début des années 80. Je me rappelle de ce jour comme si c’était hier, car cette première rencontre allait décider de l’avenir de nos relations professionnelles et amicales. Je me rappelle que j’avais sur le champ décelé l’oiseau rare, qui a les qualités qui font les professeurs exceptionnels, et principalement la capacité  d’écoute, don précieux auquel  j’accordais la priorité pour évaluer l’apport d’un enseignant. Lorsque je fus nommé membre de la commission nationale de coordination, feu Aziz Amine me demanda de rechercher de bons éléments pour la mission de chargés d’inspection. Morjani fut naturellement parmi les candidats. Aziz Amine le distingua d’emblée et me félicita pour le choix. « Le grand brun de Tétouan parle peu, mais ses observations sont pertinentes. Et puis, il a de la présence et de la classe, ce sont des atouts dans ce métier ». Des atouts qui lui permettront d’être à la hauteur des multiples tâches qui lui seront confiées et dont la dernière a été la responsabilité du CADAP de l’Académie de Tétouan-Tanger.
L’autre facette du disparu est celle du militant culturel. Cofondateur,  avec nous,  de l’Association des amis du cinéma de Tétouan,  et des Rencontres du cinéma méditerranéen, il a contribué fortement à asseoir ces projets. Tout le long des manifestations que nous avons organisées ensemble, il s’est chargé des tâches les plus lourdes, les moins visibles, mais les plus importantes : celles de l’exécution rigoureuse de la programmation. Les projections et leur logistique, les mouvements des films et des personnes entre quatre salles, jusqu’aux heures tardives de la nuit. 
Le tout à sa manière : discret, dans le silence,  avec une efficacité sans faille, un sang froid à toute épreuve  et une disponibilité de tous les moments, qui redonnaient confiance à l’équipe,  dans les circonstances les plus difficiles. Qualités qu’il aura gardées toute sa vie et qui ont fait de lui une personne attachante, responsable  et un ami sûr et fidèle. C’est pourquoi, après la mise en berne de l’association et le départ de ses amis, il comprit qu’une page était tournée et que sa présence n’avait plus de raison d’être. Il fonda l’Association des retraités de l’éducation de la région et se consacra à l’éducation non formelle et à la réinsertion des jeunes laissés-pour-compte de l’enseignement.
Hassan Yacoubi et Ahmed Morjani laisseront un souvenir indélébile chez tous ceux qui les ont connus. Leurs pertes, si rapprochées,   ont été aussi imprévues que douloureuses.  Ils ont été les derniers justes de l’épopée des Amis du cinéma de Tétouan. Après eux,  j’ai le sentiment d’être orphelin. Comme le dernier des Mohicans.


 * Critique de cinéma. Ancien professeur et inspecteur de français, ex-secrétaire général et ex-Président des Amis du cinéma de Tétouan.


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