“Le cahier du globe-trotter” ou la carte poétique du monde


Par My Seddik Rabbaj *
Samedi 25 Mai 2013

“Le cahier du globe-trotter” ou la carte poétique du monde
Vient de paraître chez les éditions Toubkal le nouveau recueil de poèmes du poète marocain Yassin Adnan. Cet opus s’ajoute à l’oeuvre déjà entamée par la production prolifique composée d’un florilège de poèmes et de nouvelles. On compte déjà à l’actif du poète quatre recueils de poèmes, deux recueils de nouvelles et un livre de prose poétique écrit sur la ville de Marrakech.
Ce dernier recueil est dédié à Taha Adnan, le frère jumeau du poète qui a choisi de vivre à l’étranger. «Tu as choisi l’émigration, et du coup le voyage m’a séduit». C’est en ces termes que le poète exprime le motif de son entichement du voyage. Ses perpétuels déplacements ne sont-ils pas une recherche d’un paradis perdu? Un paradis où les deux frères partageaient tout jusqu’à la passion de la poésie. Tous les endroits séduisaient au début le poète et constituaient pour lui un paradis substitutif, mais il se rend compte rapidement qu’il s’est trompé et que le paradis ou le lieu qu’il cherche est ailleurs, ne se trouvant que dans la poésie. Il dit dans un extrait: «Je suis un poète trahi par les cafés et les bars de Paris, mais servi par la poésie». La poésie devient refuge quand il n’y a plus d’abri, boussole qui sauve de l’égarement. Le voyageur, en se trouvant dans des lieux hostiles, des lieux dont le climat est insupportable, se demande même parfois: «Qu’est-ce que tu fais là / toi l’oiseau du Sud?». Un ressentiment qui s’annihile une fois dans son pays. Il oublie toutes les souffrances: «Le chemin vers le Dieu était pénible» et se trouve, comme poussé par une force invisible, en train de plier bagage pour une nouvelle destination. Le voyage l’appelle comme les sirènes les navigateurs au fond des mers : «Tu désires le voyage/ et dans ta mémoire/ des chiens aboient.» Des chiens qui le débusquent, le poussant à aller n’importe où, any where out of de world, comme l’a bien dit le poète français Charles Baudelaire et que Adnan exprime par : «Sur la route vers je ne sais où».
Dans ses moments de repos, le poète se trouve dans une crise existentielle. Il ne se reconnaît plus, il fouille dans son âme, mais trouve qu’il n’est plus le même, que le voyage a changé en lui des choses sans qu’il sache ce que c’est : «Sur la route vers toi-même / tu es perdu/comme si tu étais quelqu’un d’autre». En s’adressant à lui-même, le poète utilise le «tu», il repense son moi, s’établit et s’érige en observateur distant pour mieux se voir, pour mieux se comprendre. D’ailleurs dans tout le recueil, le «je» et le «tu» se relaient et constituent les deux instances d’un dialogue poétiquement virtuel. Le «je» de l’autre rive, celle du présent, s’adresse à un «tu» - qui n’est autre que lui-même désormais lointain. Il lui rappelle des souvenirs, des agissements, des espaces visités, des personnes rencontrées, pour mieux s’en souvenir lui-même. En fait, ces deux instances ne sont que les deux faces d’une même médaille énonciative, l’envers et l’endroit d’une même essence : le poète.
Ce recueil regorge de références. Cela s’annonce dès le paratexte. Les épigraphes, parce qu’il y en a plusieurs, mettent en exergue cette envie du poète d’inscrire ses poèmes dans la création universelle. Il cite avant même d’entrer dans le vif de sa production Abou Taïb Al-Moutanabbî, Al-Imam Al-Chafi'i, mais aussi René Char. Cette envie d’ajouter une pierre à l’édifice poétique mondiale se ressent clairement dans le grand nombre de poètes cités. Ils surgissent au fil des pages comme des baliseurs conduisant directement vers la rive du salut. Par ce procédé, Adnan montre que la poésie n’a pas de langue, qu’elle est tout simplement le langage universel par excellence, le langage que toutes les nations peuvent pratiquer sans se soucier des codes. Ainsi le poète cite Abdellatif Laâbi, Sadi Youssef, Adonis, Al-Mustanabbî, Ibn Arabi, Bukowski, Bob Dylan, Jack Kerouac, Jacques Brel, etc.
Ce recueil qui a commencé sous forme d’une correspondance entre le peintre Etienne Yver et le poète Yassin Adnan prend corps dans une résidence de création en Californie. C’était au début les tableaux du peintre qui avaient inspiré au poète ses premiers textes et lui avaient donné envie de parler de ses voyage, mais là-bas, à l’autre bout du monde, il a trouvé nécessaire de consigner sa vie de bourlingueur à la recherche d’un repos, nulle part caché.
Adnan tient à ne pas faire souffrir son lecteur; il lui explique en bas de page tout ce qui pourrait entraver le sens. Il lui présente sur un plateau en or, des poèmes de grande sensibilité, des poèmes qui sauvent la poésie marocaine de ce non-sens dans lequel elle se convulse comme un animal égorgé. On espère bien voir très souvent de telles productions qui redonnent à la création poétique sa vraie valeur et  rendent celle-ci inaccessible aux pseudo-poètes qui pullulent ces derniers temps.

 * Ecrivain d'expression française


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