«Le Retour du Muezzin» de Abdallah Bensmain : Du “Je” au “Nous”


Par Abdeljalil Lahjomri
Mardi 15 Novembre 2011

«Le Retour du Muezzin» de Abdallah Bensmain :  Du “Je” au “Nous”
Le récit que publie Abdallah Bensmain sous le titre  «Le retour du Muezzin» est déroutant. L'auteur m'avait confié qu'il en avait écrit la première mouture quand il était au Canada à Montréal sous l'influence de cet évènement politique qu'avait été à l'époque le retour de Khomeiny dans son pays. Mais à la lecture de ce texte qu'il qualifie de «fiction», on doute que le thème en soit le retour d'un quelconque muezzin, dans une quelconque contrée.
Feu A. Khatibi, notre ami, qui en écrivit la postface  fait  remarquer à juste titre que «nous ne savons pas où nous sommes, dans quel lieu, quelle ville, quel pays probable, bien que des références... soient explicites». Nous ne savons même pas s'il y a effectivement un personnage, un muezzin en fuite et si cette «fiction» frôle  l'intrigue romanesque, ou si nous avons affaire là  à un roman policier, un roman d'espionnage, ou  tout simplement à un  roman tout court.
L'écrivain d'emblée a choisi d'abolir les genres et de laisser libre cours à un monologue qui  se déroulerait au gré de ce que son imagination débordante fait dire à une réalité encore plus débordante que «la fiction» qu'il s'efforce d'inventer.  Mais ce qui n'échappera pas au lecteur  bienveillant à la production littéraire de langue française au Maroc, c'est la singularité de ce récit «assez inclassable» selon A. Khatibi qui fait que le narrateur préfèrera utiliser le «nous» (absent des autres récits) à la place du «je» qui leur est si familier et si redondant. A. Khatibi se demande «qui parle dans cet ouvrage?» Le critique, lui, se demande  «qui dit nous? » et se rappelle que déjà feu Edmond Elmaleh se demandait qui dit je dans «Lettres à moi-même, une émouvante correspondance «entre lui et lui».
Qui est ce « nous » ? Nous ne le saurons jamais. Cette interrogation traversera le récit de bout en bout. Le lecteur  imaginera mille et une réponses, il y  aura mille et une autres questions qu'il n'arrivera pas à élucider tant  le récit est énigmatique et les pistes de lecture des pistes  labyrinthiques sans issue où le lecteur tournera en rond sans fil d'Ariane pour le guider comme «les zéros tourneraient en rond» (selon  l'expression heureuse empruntée à Malek Haddad).
A. Khatibi dit que c'est « apparemment un écho, une voix off. Une voix qui murmure, se glisse partout… ». Ce serait donc un «je» narrateur déguisé en «nous» mais ce  serait  réduire l'utilisation de ce « nous » à un subterfuge facile et décevant. Il semble au critique qu'un personnage omniprésent et agissant dans ce récit s'était emparé de ce « nous »  et par un jeu de miroirs subtil  doterait ce «nous» de mille et un masques. Ce «personnage» serait la rumeur qui naît, se propage, enfle, gonfle, enveloppe les êtres et les choses et finit par engloutir le tout dans un gouffre de paroles insidieuses contre lesquelles personne ne peut rien. Peut être que celui qui se fait appeler le Guide suprême  peut-il faire face à cette parole mais lui aussi avance masqué  comme ces personnages anonymes qui hantent le récit. Peut être ne sait-il pas comme eux que le Muezzin n'existe pas, n'a jamais existé. Ou si un jour il avait existé, il n'était jamais revenu, n'était jamais retourné dans cette contrée mystérieuse, qu'il n'est qu'une rumeur et que si le narrateur, en « nous » masqué, n'avait pas vécu dans l'obsession de son retour, il aurait conté « Le retour de la rumeur », non le retour d'un muezzin chimérique, que personne n'a vu, ni rencontré, ni entendu, ni admiré.
La rumeur, sa persistance, ses absences  et ses  retours sont du domaine du réel.  L'existence du Muezzin, elle, serait du domaine de la fiction et tout le récit est construit sur la possibilité pour un être chimérique de se voir attribuer une réalité d'être dense et obsédante.
La  postface de A. Khatibi aborde des pistes d'analyse séduisantes à propos du récit de A. Bensmain. En particulier l'emploi des répétitions. Un critique puriste ne verrait dans ces répétitions qu'une faiblesse dans l'écriture. Elles procèdent, par contre, de cette dérision qui en est la texture.
 Ce mystérieux « nous » ne prend rien au sérieux. Tout est tourné en dérision, tout baigne dans un humour reposant. Tout  est dit mais tout n'est pas dit à la fois avec une légèreté qui nous éloigne des auteurs qui ne suspendent jamais le sens mais en imposent un  au lecteur, pesamment  qu'ils veulent définitifs;  le privant de la liberté de faire de leurs  récits des  textes qui seraient leurs récits, de substituer  aux sens péremptoires  qu'ils voulaient  leur donner  le sens que lui librement aimerait y puiser.
Le récit de A. Bensmain rend au lecteur maghrébin de langue française la liberté de donner un sens à ce qu'il lit, puisque  le « nous » dans ce texte  est un HORS JE énigmatique.
Ni autobiographie, ni roman historique, ni parcours sociologique, ni itinéraire intellectuel, ni pamphlet politique. Il est  tout cela et n'est pas tout cela à la fois. Mais chaque fois qu'un sens, une signification commence à émerger; un mot, une expression ambiguë surgit et tout retourne à la dérision. Ce qui semblerait en premier lieu le sens premier du récit disparait et tout le récit va sombrer dans un vertigineux trop plein de sens.
Un exemple pour illustrer ma déroute de critique à la lecture de ce récit.
Ce « nous »  évoque souvent quelque chose appelé « la poudre d'intelligence ». Et je me suis dit que j'avais là une piste sérieuse qui me faciliterait une approche plus claire de ces pages gonflées de sens incertains.
Kateb Yacine avait fait jouer en 1968, je crois, dans un petit théâtre parisien, rue Mouffetard, une pièce qu'il avait  justement appelée «la Poudre d'intelligence». J'y suis allé avec feu mon ami Tchikaya U Tamsi, un des plus grands poètes africains de langue française (j'allais y faire la connaissance de Khaireddine qui venait de publier Agadir). Cette pièce évoquait l'intelligence du personnage mythique de Joha et c'est un éclat de rire homérique qui surgissait du public à chaque situation molièresque qui nous était offerte. Retrouvant cette expression « la Poudre d'intelligence » dans « Le retour du Muezzin » de A. Bensmain, j'ai cru qu'il y avait là un clin d'oeil à la comédie de Kateb Yacine et à ce truculent personnage, à son regard ironique sur cette contrée innommée, sur ces personnages mystérieux, sur ce Muezzin qui existe ou n'existe pas. C'est sûrement le cas mais est-ce si sûr?
Parce qu'à la lecture de ce récit, quelle que soit la piste que choisira le lecteur pour en déchiffrer et en  dévoiler les sens, elle  ramènera au point de départ que A. Khatibi a si bien résumé en parlant «d'un jeu d'ombres maghrébines», «un genre littéraire qui travaille avec plaisir sur les secrets d'identité».
En passant du «JE» au «NOUS», la fiction de A. Bensmain est une des illustrations les plus convaincantes de ce genre littéraire qui n'en finit pas depuis un demi-siècle de se poser et de nous poser la même question :«Qui dit JE?»
Qui aujourd'hui commence à s'insurger et qui au lieu de persister à dire «je» n'a plus peur  de  dire «NOUS?»


Rencontre à la Bibliothèque nationale

Animée par Assia Belhabib et Amina Achour, «Vivement Vendredi» qui se tient, exceptionnellement, le jeudi 17 novembre, à 18h30, reçoit le journaliste et écrivain Abdallah Bensmain pour présenter son dernier livre, paru aux éditions Publisud, «Le retour du Muezzin».
Fiction allégorique, «Le retour du Muezzin» met en scène des acteurs d'une société dictatoriale dans un pays imaginé, fait de morceaux de pays reconnaissables.
Ecrit en 1979, au lendemain de la chute du Shah d’Iran, réactualisé durant les années 2000, «Le retour du Muezzin» fait la radioscopie d’un système totalitaire débordé par le nombre de ses muezzins et menant une course contre la montre pour leur créer des emplois.
La mission des muezzins est de veiller au bon comportement social, politique et culturel de la population, comme de lui faire parvenir la parole du Guide suprême et supérieur de la Nation pour rendre inaudible celle du Muezzin et de ses partisans.
Publier ce livre au moment du Printemps arabe est plus qu'une coïncidence, une  prophétie.
La postface est signée Abdelkébir Khatibi.


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