La psychanalyse et la peinture : Le cas Abbès Saladi


Rouchdi Chamcham *
Mardi 23 Juin 2009

Parmi les peintres marocains, Abbès Saladi est un artiste à part. Il est le seul à avoir développé un imaginaire très original sans succomber  à cette fascination de signe dans laquelle s’est engouffrée une bonne part de la peinture marocaine depuis quelques décennies.
Né à en 1950 à Marrakech où il est décédé en octobre 1992, Saladi a été orphelin de père à l’âge de 4 ans. Sa mère ne pouvant l ‘élever, il  quitte Marrakech à cet âge et est confié à son oncle, cafetier dans la vieille médina de Casablanca, qui se charge de lui.  Dès cet âge, Abbès se révèle « un enfant sage », timide et dont l’une des manies est de gribouiller des dessins sans arrêt partout et tout le temps. A 20 ans, après avoir décroché le bac, il quitte Casablanca pour étudier la philosophie à Rabat. Au cours de la seconde année d’études, il est pris d’une crise de démence et est interné  à l’hôpital psychiatrique dans le service du Dr. Tayeb Chkili qui, intéressé par ses dessins, lui confie du matériel pour dessiner. Avec fougue et acharnement, Saladi se met à dessiner et il ne s’arrêtera plus jusqu’à sa mort.
En août 1992, je venais de quitter Lyon pour m’installer comme psychanalyste à Casablanca. Peu après mon arrivée, j’ai rendu visite à Abbès Saladi dans sa modeste demeure dans le quartier de  Daoudyat à Marrakech. C’était deux mois avant sa mort. Je lui avais fait part de mon intention d’écrire à partir de son œuvre une étude sur les rapports entre psychanalyse et peinture. Nous avons pris rendez-vous pour le mois d’octobre en vue de commencer les entretiens. La mort a travaillé plus vite que nous deux. Abbès Saladi peignait entre deux séjours  en hôpital psychiatrique, une œuvre venue des profondeurs de l’être. Il incarnait pour moi la meilleure articulation entre peinture et psychanalyse.
Son œuvre éclaire d’une lumière foudroyante la genèse du processus créatif tel  qu’on l’entend en psychanalyse. Parmi mes notes, rédigées au lendemain de notre première  rencontre, je relis : «  peindre est sa façon de lutter contre la folie et la mort, d’affirmer un espoir d’immortalité, ne fût-ce, comme dit le poète Paul Valery, que celui d’une « immortalité laurée ». L’ombre de la mort est tombée sur son enfance et l’a rendu créateur, lui dont le conflit intérieur a  à faire avec l’angoisse dépressive. Cette ombre exerce sur lui une impulsion créative surtout quand il se débat avec ses angoisses. Son vécu dépressif est dominé par l’angoisse d’avoir perdu l’objet aimé, de l’avoir perdu  par sa faute, de l’avoir détruit en même temps qu’il l’a aimé. L’était intérieur qui s’en est suivi est celui du «  chaos », lequel constitue la figuration symbolique de la mort.
Pour Saladi, peindre, c’est redonner vie à l’objet aimé, détruit et perdu, le restaurer comme objet symbolique, c’est-à-dire assuré d’une certaine permanence dans son monde intérieur. Il peint pour se consoler de la perte, du deuil et du chagrin afin de pouvoir être.
En général, l’opposition distinctive selon laquelle il y aurait en peinture des « œuvres du chaos », centrées sur l’expérience de la mort et des « œuvres du robot », visant à rendre compte de l’expérience de la machination et du mal, la peinture de Saladi, tant qu’elle répond à une crise intérieur, oscille entre ces deux pôles, entre la mort et le mal, entre la destruction de soi et la destruction de l’objet, entre la perception morcelante et la dépression, entre « chaos » et « robot ».
Pour Saladi, peindre, c’est transgresser les tabous, c’est s’affranchir  des menaces, mais c’est aussi jouer avec le feu. C’est une descente en soi qui est aussi une descente aux enfers dont il paye le prix par des  moments d’angoisse et de dépression. Sa peinture est une revanche sur l’enfance, sur la famille, sur la société, voire sur la condition humaine.

*  Psychanalyste – Université Hassan II
 Casablanca



Lu 5067 fois

Nouveau commentaire :

Votre avis nous intéresse. Cependant, Libé refusera de diffuser toute forme de message haineux, diffamatoire, calomnieux ou attentatoire à l'honneur et à la vie privée.
Seront immédiatement exclus de notre site, tous propos racistes ou xénophobes, menaces, injures ou autres incitations à la violence.
En toutes circonstances, nous vous recommandons respect et courtoisie. Merci.










services