La mission militaire française sous le règne de Moulay Hassan (1873-1894)


Avec «Le grand jeu des équivoques, la mission militaire française sous le règne
de Moulay Hassan 1er» (La Croisée des Chemins, 2016), Michel Boyer fait revivre
une période importante de l’histoire du Maroc, en restituant les pratiques sociales
de ces officiers français chargés de former militairement les troupes du Sultan.

Jean Zaganiaris
Dimanche 5 Février 2017

L’ouvrage a le mérite de ne pas jouer sur les mots et d’énoncer clairement la «vaste entreprise coloniale » préparée sur le territoire marocain par les « puissances européennes » à la fin du XIXème. Contextualisant les faits avec beaucoup de pédagogie pour le lecteur néophyte tout en évitant les vulgarisations grotesques de l’historicisme romancé, Michel Boyer présente le contexte global dans lequel la mission militaire française fut envoyée au Maroc. Le règne de Moulay Hassan (1873-1894) a été marqué  par la conférence de Madrid (1880), l’intensification de la pénétration européenne au Maroc (France, Espagne, Allemagne…) et la question des protections (comme le rappelle Mohamed Kenbib, les personnes exonérées d’impôts représentaient une perte financière importante pour l’Etat). Le Makhzen se trouvait privé de ses ressources et s’efforçait de mettre fin aux révoltes des tribus dans le «bled siba». Il avait aussi en mémoire les défaites militaires d’Isly (1844) et de Tétouan (1860).  C’est dans ce cadre, après avoir essayé sans succès de recourir à des officiers tunisiens ayant servi dans les forces ottomanes, que le Sultan demanda à partir de 1877 la présence d’une mission militaire française auprès de lui. Celle-ci fut chargée de l’organisation et de l’instruction de son artillerie: « Il s’agissait tout d’abord de constituer un réservoir de forces, permanent et bien équipé, d’avoir la capacité ensuite de défendre les ports contre les bombardements navals empêchant ainsi les débarquements éventuels de corps expéditionnaires, de retrouver enfin la supériorité de la puissance de feu face aux dissidences tribales » (p. 84). Cette mission perdura jusqu’au Protectorat, en 1912, mais la mort de Moulay Hassan en 1894 modifia largement ses prérogatives. 
A partir d’un travail rigoureux sur archives, qui a le grand mérite de ne pas verser dans un positivisme dogmatique, Michel Boyer restitue les expéditions de ces militaires français avec les troupes du Sultan, les façons à travers lesquelles ils s’efforcèrent de former les soldats marocains mais aussi leur insertion au sein du pays, notamment en adoptant le style vestimentaire du pays d’accueil et en s’efforçant de parler l’arabe. L’exemple du Capitaine Erckmann est emblématique des positions ambivalentes de ces militaires, censés être fidèles à Moulay Hassan mais rattachés également à la France en tant qu’agents de renseignement. Michel Boyer parle de la complexité d’une « double fidélité » de ces officiers, remplissant avec professionnalisme et humanité leur fonction d’instructeur tout en fournissant au gouvernement français des rapports précis concernant les effectifs militaires et les moyens dont disposait les troupes du Sultan. Cette « double fidélité » pourrait être aussi une « double infidélité » et nous amener dès lors à interroger l’ambivalence de ces trajectoires singulières. Dans les rapports de certains officiers, les soldats marocains sont décrits de manière respectueuse et élogieuse, sans qu’il n’y ait pour autant une quelconque condescendance.
S’inscrivant dans les analyses de Germain Ayache, Jean-Louis Miège et de Moulay Abdelhadi Alaoui, Michel Boyer déconstruit les discours nauséabonds justifiant l’avènement du colonialisme européen – nommé dans le langage politiquement correct «Protectorat» - en démontrant, via le recours aux archives, que certains officiers français en mission au Maroc contestaient la version officielle d’un Royaume chérifien plongé dans « l’anarchie, le despotisme et la corruption ». Au contraire, selon le témoignage du capitaine Erckmann, ce dernier « était pourvu d’une armature politique, qui sous des apparences passagères d’anarchie, gardait une réelle solidité » (p. 146). Cette façon de penser les moments coloniaux (il y en a forcément plusieurs) rompt avec les visions téléologiques de l’histoire et restitue la contingence des processus historiques. Michel Boyer montre qu’à la fin du XIXème siècle certains militaires français ne souscrivaient pas à l’éventualité d’une colonisation du Maroc. Cette approche rappelle fortement celle de l’historien de la révolution française Timothy Tackett (Par la volonté du peuple, comment les députés sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, 1997), démontrant qu’avant 1789, les députés étaient loin d’être révolutionnaires et que c’était au fur et à mesure des événements exceptionnels dont ils étaient les protagonistes que leur adhésion parfois équivoque aux valeurs de la Révolution s’était socialement construite. 
Ce cas de figure mérite d’être pensé dans le cadre de la comparaison avec l’histoire du Maroc et de l’évolution des mentalités des militaires européens expédiés au Maghreb au fur et à mesure que leurs pays de rattachement poursuivaient leurs ingérences sur le Royaume Chérifien ou bien s’en retiraient.   C’est ce que montre Michel Boyer à travers la façon dont ces officiers se représentaient le Maroc à la fin du XIXème siècle : « Ils ne sont pas en représentation comme un Pierre Loti. Ils sont en action, loin de tout folklore. Immergés dans une civilisation différente qu’ils cherchent à comprendre et se prennent parfois à aimer, on ne sait pas, découvrant au détour d’une phrase qui échappe à la sécheresse des comptes rendus militaires les sensations perçues d’un autre univers, jusqu’où la force les étreint avant de les livrer au doute […] La doxa d’une colonisation les intéressait peu. Ils ne sont pas encore des soldats bâtisseurs mais des éclaireurs qui « fourragent » (p. 115). Avec ce brillant essai, Michel Boyer apporte une précieuse contribution aux études sur l’histoire du Maroc. Dans un monde marqué par toute sorte de bipolarisations haineuses, y compris dans le monde de la recherche, ce type d’approche est salutaire.


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