La fragilité de la vie dans “Rue du Pardon” de Mahi Binebine


Par My Seddik RABBAJ Ecrivain
Vendredi 28 Juin 2019

“Rue du Pardon” est le dernier roman de Mahi Binebine, sorti récemment (avril 2019) conjointement chez les éditions Le Fennec au Maroc et les éditions Stock en France. Un roman superbement écrit. Les frontières entre poésie et prose se trouvent complètement abolies. On passe d’un genre à l’autre sans s’en rendre compte, emporté par les mots comme sur tapis volant. Loin de s’intéresser seulement à l’histoire, l’écrivain accorde une grande importance au style, choisissant ainsi d’envelopper la douleur des événements dans la douceur des mots. Il refuse de nous raconter cette histoire à la manière des grands-mères dont le souci premier est de faire avancer les récits en enchaînant les événements. C’est vrai que le texte est linéaire avec quelques petits retours en arrière, cependant, les pauses narratives se taillent la part du lion et permettent à l’écrivain d’exposer son talent, son art de faire d’un rien une œuvre d’art. Ce petit extrait en dit long : « Depuis toute petite, j’ai su décoder le langage des anges ; c’est pourquoi, j’ai pu accéder par mes propres moyens au pays des rêves et des papillons. Un pays enchanteur et enchanté, fait d’étincelles, de frissons, de fossettes rieuses et de couleurs de l’arc-en-ciel. Face à la raideur sèche et austère des miens, j’y ai trouvé la grâce de la rondeur, la dance de la volute, l’élégance fragile, la finesse et la subtilité des êtres qui avancent sur la pointe des pieds ».  
L’histoire commence quand Hayat découvre que son aspect physique, différent de celui de ses parents, engendre à sa mère des soupçons dans son entourage ; une éventuelle relation avec un roumi de passage ou autre escapade en dehors de la cellule conjugale. Dans l’incapacité d’affronter le monde et de prouver son innocence, la pauvre mère déverse sa rancœur sur sa fille en la maltraitant. Le père ne constitue plus un refuge. Sa violence et ses intentions malsaines établissent une relation de haine entre lui et sa fille qui dit dans un passage : «Je n’aimais pas mon père. Je n’aimais pas le sang de ses yeux quand la colère s’en emparait. Ce n’était pas tant les coups qui m’effrayaient mais le reste… Je haïssais l’obscurité de sa chambre, son haleine, sa barbe piquante, ses mains monstrueuses… et le reste. Tout le reste. » C’est la raison qui pousse Hayat à trouver refuge auprès de Serghinia, une voisine qui habite la Rue du Pardon, et qui gagne sa vie en travaillant dans des cérémonies familiales comme Chikha, chanteuse et danseuse. Houta, comme il plaît à l’entourage d’appeler Hayat, assiste, fascinée, de temps à autre à ce passage de Mamyta, d’une femme ordinaire dans la vie de tous les jours à une diva au corps moulu dans des vêtements qui  la métamorphosent complètement. Sa manière d’enflammer son public et sa forte personnalité ont renforcé l’enchantement de la petite au point de choisir d’élire domicile chez elle. Cependant, l’amour et la tendresse dont la chanteuse entoure sa protégée vont susciter la jalousie de ses propres filles, Aïda et Sounia, jusqu’à commettre l’irréparable.  
« La Rue du Pardon », est le microcosme des bas-fonds de la société marocaine. C’est un monde où les petits s’entretuent, où les misérables se jalousent et se blessent en laissant les grands jouir de leur repos éternel. Dans ce roman, la pauvreté infecte les relations humaines. Les parents de la jeune Hayat ne jouent plus leur rôle de protecteurs, ils deviennent source de dangers. Les filles de Serghinia ne pensent plus à leur mère, la jalousie les aveugle, les rendant égoïstes et sans pitié.
Par ailleurs, certaines éclaircies égaient des passages, faisant de ce roman un ciel noir, mais bien étoilé. La présence de Grand-père en est un illustre exemple. M.Omar, le portier d’un grand palace et qui était pour longtemps le mari de Mamyta introduit dans le texte une certaine béatitude. Sa relation avec Hayat et son caractère doux font oublier les difficultés des habitants de cette rue qui jouxte la fameuse place de Jamaâ El Fana.     Le nouvel opus de Mahi Binebine ne déroge pas à sa ligne d’écriture. L’écrivain de « Pollen » reste fidèle à sa philosophie de défendre les gens de peu, d’être le porte-parole de ceux qui n’ont pas de parole. Depuis «Le sommeil de l’esclave » son premier roman qui parle des souffrances d’une bonne de couleur noire, en passant par « Cannibales » qui traite du sujet des clandestins, en arrivant à «Les étoiles de Sidi Moumen », l’écrivain de «Funérailles du lait » mène un combat sans merci contre les injustices et les maladresses d’une société en apparence correcte.
Les cris de Mahi se font entendre dans sa peinture aussi. Il dessine généralement des corps humains en souffrance. Des hommes écrasés par le poids de la terre/la vie. Des bustes pliés, des jambes fléchies, des dos courbés, des têtes fracassées, des visages dans des visages…  Ceux qui connaissent Binebine remarquent facilement qu’il ne se départit pas de vêtements de couleur noire, il porte le deuil en attendant des jours meilleurs.


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