Il y a peut-être un ailleurs…


Par Jean Zaganiaris Cercle de littérature contemporaine.
Samedi 20 Juillet 2019

Il y a peut-être  un ailleurs…
Aujourd’hui, depuis Mahi  Binebine à Youssouf Amine El Alami, un certain nombred’auteurs marocains ont abordé dans leurs romans la question migratoire. La littérature ne se limite pas à raconter des histoires inventées. Elle se crée aussi au sein du réel où elle est produite, en inscrivant la posture esthétique dans la vulnérabilité des existences. « Le carrefour des chimères » (2014) d’Ahmed Bouchikhi explore le parcours de quatre clandestins arrivés sur les côtes espagnoles. Un roman à découvrir. 
L’histoire commence à Tanger. Rabah, Driss et Mahmoud attendent de rencontrer celui qui les mettra en contact avec les passeurs, ceux qui vous emmènent, moyennant rétribution, de l’autre côté de la Méditerranée. Chacun d’eux provient de régions différentes du Maroc mais tous ont en commun de s’être employé au mieux pour réussir dans leurs pays, notamment en effectuant des études brillantes, mais d’avoir échoué professionnellement, faute de vivre dans une société où chacun possède sa chance de succès, notamment s’il est issu des classes populaires. La seule solution qui s’impose à eux est de partir en Espagne et tenter une nouvelle vie sur le continent européen : « Les rêveurs errants peignaient le futur avec les couleurs chatoyantes de l’illusion. Ils imaginaient leur retour triomphal au pays au début du mois d’août, les belles voitures qu’ils ramèneraient, les maisons splendides qu’ils construiraient, l’admiration teintée de jalousie qu’ils susciteraient ». Les précédentes tentatives ont lamentablement échoué. Ahmed Bouchikhi montre dans son roman les pratiques de biopouvoir exercées sur le corps de ces migrants, que l’on accueille avec de la nourriture et des couvertures lorsque les caméras de télévision sont là mais dont on n’hésite pas à faire couler l’embarcation quand le repérage se fait en pleine nuit. Cette fois-ci, Rabah, Mahmoud et Driss espèrent que ce sera la bonne. Parmi le groupe qui s’apprête à passer clandestinement la frontière se trouve également Amal, une jolie fille qui a compris très vite que son corps était son seul capital et pense qu’en Espagne, il pourra lui rapporter davantage d’argent qu’au Maroc.
Après une traversée tumultueuse, où deux personnes perdront la vie, l’embarcation arrive à Tarifa. Les gens se séparent. Désormais, c’est chacun pour soi. Tout le monde s’invente un nouvel El Dorado à atteindre. On pense qu’à Algésiras, ce sera le paradis sur terre. Même s’il y a trois cents kilomètres à parcourir, on essaie quand même d’y aller. Le parcours de ces migrants rend très bien compte de ce que Pierre Bourdieu appelle dans « Raisons pratiques » le concept « d’illusio ». Il y a « illusio » non pas tant quand il y a illusion sur les choses mais quand on est pris dans la croyance que le jeu en vaut la chandelle. On croit tellement dans la valeur des enjeux du jeu que l’on en oublie que c’est aussi un jeu et que derrière ce jeu, il y a aussi les sacrifices bien réels consentis pour se positionner dans les enjeux. C’est ainsi que Rabah, Mahmoud et Driss vivent leur rêve migratoire. « Ce sera l’Espagne ou la mort » crie l’un d’eux, à l’approche du départ. Pour Amal, néanmoins, les choses sont un peu différentes. L’illusio ne fonctionne qu’à moitié. Celle-ci va rejoindre une amie qui l’introduira dans les cercles fermés de la prostitution de luxe. Elle accepte les propositions les plus répugnantes en échange d’importantes sommes d’argent. Toutefois, si les rétributions comptent beaucoup et qu’il s’agit d’en gagner le plus possible, une certaine mélancolie existentielle reste omniprésente. Lorsqu’elle accepte de coucher avec un client susceptible de l’aider à se procurer des papiers pour mettre en règle sa situation de migrante, elle ne croit pas vraiment aux possibilités de réalisation de son vœu : « Hayat n’était qu’une entremetteuse qui avait monté tout un scenario pour la jeter dans le lit de cette grosse brute au regard visqueux. Finalement, se dit-elle, elle n’avait rien à perdre, l’essentiel était déjà perdu. C’était un client qui en valait un autre. Une fois sa soif étanchée, peut-être accepterait-il de l’inscrire sur la liste des candidates retenues ».  
Le roman d’Ahmed Bouchikhi montre la dureté de la vie de ces migrants clandestins mais ne verse pas dans le misérabilisme ni le fatalisme. Pour certains, le voyage sera un remède pire que le mal que l’on a voulu soigner. Mais pour d’autres, l’expérience migratoire s’avèrera bénéfique. Au casino, la roue fait des heureux et des malheureux. Même si personne, dans le fond, n’échappe vraiment aux verdicts sociaux qui nous sont assignés parfois dès le départ. 


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