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Histoire du dormeur éveillé


Libé
Mercredi 31 Juillet 2013

Histoire du dormeur éveillé
C’est de quoi Abou-Hassan protesta qu’il saurait bien se garder. « J’ai assez de pouvoir sur moi, ajouta-t-il, pour m’empêcher de me trouver davantage avec un homme comme vous, qui porte le malheur avec soi. Vous savez le proverbe qui dit : « Prenez votre tambour sur les épaules et délogez. Faites-vous- en l’application. Faut-il vous le répéter tant de fois ? Dieu vous conduise ! vous m’avez causé assez de mal, je ne veux pas m’y exposer davantage.
« – Mon bon ami Abou-Hassan, reprit le calife en l’embrassant encore une fois, vous me traitez avec une dureté à laquelle je ne me fusse pas attendu. Je vous supplie de ne pas me tenir un discours si offensant, et d’être au contraire bien persuadé de mon amitié. Faites-moi donc la grâce de me raconter ce qui vous est arrivé, à moi qui ne vous ai souhaité que du bien, qui vous en souhaite encore, et qui voudrais trouver l’occasion de vous en faire afin de réparer le mal que vous dites que je vous ai causé, si véritablement il y a de ma faute. »
Abou-Hassan se rendit aux instances du calife, et après l’avoir fait asseoir auprès de lui : « Votre incrédulité et votre importunité, lui dit-il, ont poussé ma patience à bout. Ce que je vais vous raconter vous fera connaître si c’est à tort que je me plains de vous. » Le calife s’assit auprès d’Abou-Hassan, qui lui fit le récit de toutes les aventures qui lui étaient arrivées depuis son réveil dans le palais jusqu’à son second réveil dans sa chambre, et il les lui raconta toutes comme un véritable songe qui lui était arrivé, avec une infinité de circonstances que le calife savait aussi bien que lui, et qui renouvelèrent le plaisir qu’il s’en était fait.
Il lui exagéra ensuite l’impression que ce songe lui avait laissée dans l’esprit, d’être le calife et le commandeur des croyants, « impression, ajouta-t-il, qui m’avait jeté dans des extravagances si grandes que mes voisins avaient été contraints de me lier comme un furieux, et de me faire conduire à l’hôpital des fous, où j’ai été traité d’une manière qu’on peut appeler cruelle, barbare et inhumaine ; mais ce qui vous surprendra et à quoi sans doute vous ne vous attendez pas, c’est que toutes ces choses ne me sont arrivées que par votre faute. Vous vous souvenez bien de la prière que je vous avais faite de fermer la porte de ma chambre en sortant de chez moi après le souper. Vous ne l’avez pas fait : au contraire, vous l’avez laissée ouverte, et le démon y est entré et m’a rempli la tête de ce songe, qui, tout agréable qu’il m’avait paru, m’a causé cependant tous les maux dont je me plains.
Vous êtes donc cause, par votre négligence (qui vous rend responsable de mon crime), que j’ai commis une chose horrible et détestable en levant, non seulement la main sur ma mère, mais même qu’il s’en est peu fallu que je ne lui aie fait rendre l’âme à mes pieds en commettant un parricide ; et cela pour un sujet qui me fait rougir de honte toutes les fois que j’y pense, puisque c’est à cause qu’elle m’appelait son fils, comme je le suis en effet, et qu’elle ne voulait pas me reconnaître pour le commandeur des croyants, tel que je croyais l’être, et que je lui soutenais effectivement que je l’étais.
 Vous êtes encore cause du scandale que j’ai donné à mes voisins quand, accourus aux cris de ma pauvre mère, ils me surprirent acharné à la vouloir assommer, ce qui ne serait point arrivé si vous eussiez eu soin de fermer la porte de ma chambre en vous retirant, comme je vous en avais prié. Ils ne seraient pas entrés chez moi sans ma permission, et, ce qui me fait plus de peine, ils n’auraient point été témoins de ma folie. Je n’aurais pas été obligé de les frapper en me défendant contre eux, et ils ne m’auraient pas maltraité et lié comme ils ont fait pour me conduire et me faire enfermer dans l’hôpital des fous, où je puis assurer que chaque jour, pendant tout le temps que j’ai été détenu dans cet enfer, on n’a pas manqué de me bien régaler à grands coups de nerf de boeuf. »
Abou-Hassan racontait au calife ses sujets de plaintes avec beaucoup de chaleur et de véhémence. Le calife savait mieux que lui tout ce qui s’était passé, et il était ravi en lui-même d’avoir si bien réussi dans ce qu’il avait imaginé pour le jeter dans l’égarement où il le voyait encore ; mais il ne put entendre ce récit, fait avec tant de naïveté, sans faire un grand éclat de rire.
Abou-Hassan, qui croyait son récit digne de compassion et que tout le monde devait y être aussi sensible que lui, se scandalisa fort de cet éclat de rire du faux marchand de Moussoul. «Vous moquez-vous de moi, lui dit-il, de me rire ainsi au nez ? ou croyez-vous que je me moque de vous, quand je vous parle très sérieusement? Voulez-vous des preuves réelles de ce que j’avance? Tenez, voyez et regardez vous-même, vous me direz après cela si je me moque. » En disant ces paroles, il se baissa, et, en se découvrant les épaules et le sein, il fit voir au calife les cicatrices et les meurtrissures que lui avaient causées les coups de nerf de boeuf qu’il avait reçus. Le calife ne put regarder ces objets sans horreur.
Il eut compassion du pauvre Abou-Hassan, et il fut très fâché que la raillerie eût été poussée si loin. Il rentra aussitôt en lui-même, et en embrassant Abou-Hassan de tout son coeur : « Levez-vous, je vous en supplie, mon cher frère, lui dit-il d’un grand sérieux ; venez et allons chez vous ; je veux encore avoir l’avantage de me réjouir ce soir avec vous : demain, s’il plaît à Dieu, vous verrez que tout ira le mieux du monde. » Abou-Hassan, malgré sa résolution et contre le serment qu’il avait fait de ne pas recevoir chez lui le même étranger une seconde fois, ne put résister aux caresses du calife, qu’il prenait toujours pour un marchand de Moussoul.
(A suivre)


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