Hamid Lechhab: Les conflits pour l’accession au pouvoir ont mis à nu les desseins des groupes religieux


La modernité occidentale creuse tranquillement et profondément son sillon vers la conscience et même l’inconscient arabo-musulman

Mustapha Elouizi
Samedi 23 Août 2014

Hamid Lechhab: Les conflits pour l’accession au  pouvoir ont mis à nu les desseins des groupes religieux
Hamid Lechhab 
est un laïc convaincu, mais conscient de l’importance de la dimension religieuse, en tant que besoin existentiel de l‘être humain. Dans cet entretien, il présente l’état actuel des deux dimensions historiques : laïcité et religion. Selon lui, ces deux facteurs arriventà la fin de leur antagonisme traditionnel et ouvrent la voie à une «coexistence». L’objectif étant d’«affronter» un «ennemi commun».
Libé : Vous avancez la fin de l’antagonisme opposant l’islam à la laïcité. Cela s’inscrit dans un cycle des fins connues telles que la fin de l’idéologie, de l’histoire, de la philosophie … Qu’en pensez-vous ?
 Hamid Lechhab : Le concept de «la fin» reste à analyser et  comprendre dans le sens de la fin de l’histoire du conflit entre deux systèmes de pensée, deux cultures et deux idéologies. L’antagonisme entre ces deux systèmes a dominé la discussion intellectuelle des siècles durant et a imprégné la pensée humaine jusqu’à nos jours.  Cette « fin » est à comprendre aussi dans le contexte culturel occidental, car à notre sens, une grande partie des discussions initiées autour de cet antagonisme reste stérile. 
Qu’est-ce qui vous fait croire à cette « fin » présumée ?
Je commence par une date symbolique à plus d’un égard : le 19 janvier 2004. C’est le jour où l’ancien Cardinal Ratzinger (devenu après Pape Benedict 16) et le philosophe Jürgen Habermas se sont rencontrés à l’église catholique de Bayern pour déclarer ensemble que le vrai danger qui menace l’humanité  n’est ni la religion, ni la laïcité, mais la science appliquée et en particulier la biologie, qui a réussi à «créer» des êtres vivants et qui serait capable de «créer» des êtres humains aussi, avec toutes les conséquences morales de ce genre de progrès scientifique. Si on prend les deux hommes comme étant les «représentants» de leurs domaines respectifs, l’on peut déduire qu’ils avaient déclaré implicitement un «cessez-le-feu » entre la religion et la laïcité.
Tout cela paraît plausible peut-être en Occident. Qu’en est-il du monde arabo-musulman… et comment comprendre cette «guerre non saine» entre «religieux» et «laïcs» dans cette partie du monde ?
Ce qui s’est passé dans le monde arabo-musulman est plus compliqué que ce que l’on pense. La plupart des «oulémas» et penseurs arabes qui avaient bénéficié de bourses d’études à l’aube de la «renaissance arabe», à une certaine époque avaient connu « le modèle français » de la laïcité. Cette génération d’intellectuels arabo-musulmans était fascinée voire éblouie par le monde de la pensée européenne, qui véhiculait des siècles de savoir et de progrès. Ces penseurs avaient soif d’idées nouvelles, de la « raison », du libéralisme, de la justice sociale, des sciences exactes, etc.  Ils rêvaient d’appliquer ces idéaux pour libérer « la nation » arabe d’un ensemble de problèmes, y compris la colonisation elle-même. Cet enthousiasme comprenait une certaine naïveté, parce qu’on croyait que ces idées qu’on enseignait dans les amphi théâtres se vivaient aussi dans la réalité sociale en Occident.  En outre, ces étudiants n’avaient pas digéré suffisamment ce qu’ils apprenaient et  n’étaient pas suffisamment conscients que ces idées avaient une longue histoire.
Et pourquoi donc ces idées n’ont-elles  pas pu être appliquées dans le monde arabo-musulman de l’époque ?
A la même époque, des «oulémas» arabes ont essayé de « fonder » le concept de la liberté, de la justice et peut-être même de la laïcité en s’appuyant sur leur tradition religieuse, comme moyen de libérer la terre en premier et de «s’emparer» du pouvoir ensuite. C’est aussi à cette époque que le conflit entre «laïcité importée» et tradition avait commencé (la question d’Al Assala wa Al Mouassara). Le résultat presque final est ce qu’on vit actuellement : le chavirement du débat scientifique et l’ouverture des portes à une «vraie guerre» et à une tentative de la liquidation physique de l’autre.
Où voyez-vous concrètement le problème des laïcs et des «traditionalistes» arabo-musulmans ?
C’est une question fondamentale, qui demande une réflexion approfondie. A mon sens, la problématique qui doit préoccuper chaque intellectuel dans le monde arabe est la suivante : Est-ce que le «laïc» arabe est vraiment conscient de ce qu’il défend comme idées et pourquoi le sang devrait-il couler pour un système de pensée? Est-ce que le musulman « engagé» connaît suffisamment sa religion? Pourquoi s’entretue-t-il pour une idéologie d’un groupe religieux précis ?
Pourquoi les deux protagonistes ont-ils  conduit presque un milliard de musulmans à vivre dans une angoisse existentielle, une instabilité de croyance, une peur continue, un dégout de la vie et une destruction gratuite de la morale et de la vie elle-même ? Ne devraient-ils pas, théoriquement au moins, être le modèle de dialogue pour le musulman ordinaire, noyé dans les occupations de la vie, plongé dans l’ignorance, l’analphabétisme et la pauvreté ? Ne luttent-ils pas tous les deux pour de vrais « mythes » sur le compte de la dignité du musulman et son droit à la vie dans la paix ?
Ce qui intéresserait le lecteur qui ne vit pas en Occident est comment se présentent la laïcité et la religion en Occident de nos jours ?
 Parmi les « mythes » sacrés véhiculés dans le monde arabo-musulman, l’on trouve la croyance qu’il y a une nette séparation en Occident entre la politique et la religion. Or, ce n’est qu’en partie valable. Entre le modèle français, relativement clair dans ce domaine, et le modèle américain, qui fonde sa Constitution sur « Dieu », on trouve en Occident toutes les nuances possibles et imaginaires. Les frontières entre religion et laïcité/politique sont floues et mabiguës. Je peux citer maints exemples à ce propos. Mais je me contenterai de quelques-uns :
* Toutes les monarchies européennes déclarent leur appartenance chrétienne. Il y a même des prêtres des palais et des églises «réservées» aux familles monarques.
* Dans tous les pays européens, il existe des partis politiques, ayant pour référentiel, au moins théoriquement,  des idéaux chrétiens. Un groupe de ces partis essaie même de faire entrer «Dieu» dans la Constitution européenne.
* Plusieurs villes et communes, et en particulier dans le monde germanophone, réservent une partie de leur budget annuel à la restauration des églises ou des couvents.
* Nombre de  gouvernements occidentaux accordent des subventions publiques à des organisations à caractère religieux comme «Caritas», active en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Il ne s’agit pas seulement de l’aide humanitaire. Implicitement, on exerce aussi la «christianisation» des non-chrétiens.
* Dans des pays européens, quand on achève la construction d’un local public (hôpital, théâtre, école, etc.), les prêtres bénissent ce local dans des fêtes publiques, côte à côte avec les politiciens.
*Des pays européens commencent et finissent l’année scolaire avec des messes religieuses et la croix à sa place habituelle dans les classes, exactement comme l’enseignement religieux pour ceux qui le souhaitent.
* Des chaînes de télévision publiques diffusent les prières des fêtes religieuses importantes (noël, Pâque, etc.)
* Les chrétiens qui reconnaissent l’Eglise de Rome lui versent des impôts annuels, selon leurs revenus.
*Les cloches des églises sonnent régulièrement toutes les heures dans les villes et villages, comme elles ont sonné au Moyen Age et à l’époque des empereurs.
Ce qu’on peut confirmer, selon ces exemples comme axiome certain, c’est que la religion n’a jamais quitté la laïcité (la politique) en Occident et vice-versa. Elles marchent main dans la main dans l’espace public occidental comme « deux sœurs fidèles ». Elles s’entraident et affrontent ensemble les dangers communs. A plusieurs reprises, la religion défend la politique au nom de  la laïcité (caricatures, films, livres anti-islamiques et  le contraire est valable (cas du dernier Pape qui avait attaqué l’islam).
Mais nous pensons aussi que cet état des lieux est différent au niveau individuel en Occident ?
Ce qui s’est réalisé en Occident sur le plan individuel est devenu un fait incontournable. L’on vit un peu partout la fin de la coercition religieuse. Chaque être humain se comporte selon ses choix personnels et ses convictions, même s’il est socialisé dans une famille religieuse ou laïque. La religion a perdu son aura chez le citoyen lambda. Personne n’est condamné s’il doute de la religion, proclame son athéisme ou déclare qu’il ne croit pas au système religieux. Le comportement populaire de croyance a atteint un niveau où l’individu décide lui-même, quand il devient adulte, de son destin, sans qu’il soit guidé par sa famille ou la société. Ainsi, la conscience de décider de son sort n’est plus institutionnalisée religieusement ni politiquement. Ce qui revient à dire que la liberté de croire ou non s’est réalisée irréversiblement sur un plan pratique.
Et l’islam dans tout cela ?  
Si les choses continuent ainsi, l’islam en tant que système sonnera sa fin tôt ou tard. Le responsable direct de cette fin n’est ni le laïc arabo-musulman, ni lesdites «mains occultes de l’étranger», mais les pseudo-musulmans qui survivent grâce au marchandage avec leur livre sacré et le profit politico-social qu’ils tirent de la naïveté du simple musulman.
Vous dessinez un tableau plutôt cynique de l’islam contemporain. Qu’est-ce qui vous fait avancer ce genre d’hypothèse ?
La réalité de l’islam elle-même ! On assiste à un «supermarché  religieux» en islam depuis la mort du Prophète. Chaque groupe prétend détenir le  «vrai islam», avec toutes les conséquences connues lors de la compilation du livre sacré et des «Hadiths». Un groupe a fini par imposer son interprétation depuis plus de quatorze siècles. Le principal perdant est le musulman ordinaire, victime et otage de plusieurs pouvoirs. Il est quasiment perdu dans ce « supermarché religieux » actuel, ne sait où donner de la tête et quoi croire. Il observe attentivement comment les groupes religieux s’entretuent, tout en menaçant le laïc, quoique la place qu’ils occupent sur l’échiquier soit minime.
Ainsi, l’islam aurait perdu beaucoup de terrain chez une grande partie de ses «adeptes». Tout cela se passe dans des espaces plus réduits qu’autrefois : dans le même quartier d’une ville, la même rue et peut-être au sein de la même famille, on trouve le chiite, le sunnite normal, le jihadiste, le laïc et peut-être l’athée, avec toutes les conséquences néfastes sur le vivre ensemble. Ce n’est pas de la diversité, c’est la guerre importée au sein de la famille.
Cela a-t-il des impacts aux niveaux politique, social et psychique ?
Les conflits pour l’accession au  pouvoir politique se sont exacerbés et mis à nu les desseins des groupes religieux. Ces derniers commencent en règle générale leurs «projets politiques» dans les rangs de l’opposition et finissent leurs parcours dans les bras du pouvoir en place. Ce pouvoir exerce une idéologie à double face, où il rassemble le religieux et le politique dans une pâte étrangère et dangereuse et fait croire à tous les acteurs qu’ils vont certainement gagner.  En même temps, les dirigeants tendent la main aux «laïcs» par différents moyens et à des doses bien étudiées. Ainsi, le pouvoir en place conduit les deux ennemis au champ de bataille, tout en restant vigile pour ne pas perdre les rênes du pouvoir.
Les protagonistes sur place n’ont pas pris en considération le fait que la modernité occidentale creuse tranquillement et profondément son sillon  vers la conscience et même l’inconscient arabo-musulman. Dans un état des lieux où la tradition travaille d’en haut et la modernité d’en bas, la réalité a secrété une nouvelle orientation psychologique dans le monde musulman. C’est ce que j’appelle «l’orientation post-religieuse et post-laïque». La caractéristique dominante de cette orientation consiste en le fait que «l’individu» musulman porte toutes les contradictions de l’histoire de sa «nation», consciemment et inconsciemment, et accumule ce que lui livre la modernité occidentale. Ainsi se crée un «individu» isolé dans sa solitude existentielle, angoissé, déprimé, déséquilibré, agressif, entêté, etc. Les valeurs d’hier n’ont presque plus d’importance. Le musulman ne fait plus de différence entre sa tradition et celle des autres : il fête «Achoura» et le «Mouloud» de la même manière chaotique qu’il fête «Noël» ou «la Saint Sylvestre». Il ne vit pas ces choses comme contradiction affective, mais les considère comme «normales».
Quelle lecture faites-vous de ces paradoxes ? 
Dans cette atmosphère psychosociale sans précédent dans le monde arabo-musulman, de nouveaux comportements  individuels et habitudes sociales prennent place. Les signes sont nombreux et divers, que ce soit dans le quotidien ou dans les moments importants. On ose afficher son appartenance politique ou religieuse sans grande crainte, mais en même temps, il n’est presque plus possible de contrôler ceux qui deviennent du jour au lendemain des «jihadistes», qui pourraient menacer la vie de leurs proches sous prétexte de défendre la religion ou se porter volontaires dans « la légion de Dieu » pour aller combattre en Afghanistan, en Syrie, etc.  Entre ces deux types, il y a un troisième, qui ne trouve aucune contradiction à aller dans un bar après la prière du soir.
Il y a un cocktail de valeurs contradictoires, bien frappé dans une bouteille sociale mi–transparente mi sombre, qui engendre un « individu » musulman, qui a mal compris le principe de « l’individualisme » occidental, vécu dans la réalité musulmane comme égoïsme déclaré et un narcissisme communément partagé. Les signes ont perdu leurs connotations, le port du «voile» par exemple, tout en se stylisant et en se maquillant, ne peut plus aider à déceler les significations. 
Interview réalisée par
 
 


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