Arts plastiques et enseignement scolaire : le bouc émissaire


Par Fouad El Bahlaoui*
Jeudi 13 Février 2014

Arts plastiques et enseignement scolaire : le bouc émissaire
Les arts plastiques au Maroc semblent encore être l’affaire d’une minorité d’initiés. En dépit de toutes les initiatives prises par les professionnels de ce champ (artistes, galeristes, critiques et historiens d’art, journalistes spécialisés,…) et les amateurs, ces arts sont loin d’être démocratisés. Les lieux traditionnels d’exposition sont inconnus, voire craints par le grand public. Bien que des œuvres – abstraction faite de leur qualité ou de leur valeur marchande – aient conquis des espaces nouveaux (aéroports, Parlement, sièges des partis politiques, banques, sociétés et cabinets privés, villas, appartements et même les cafés), le public reste très réduit. S’agit-il d’un problème de production, de communication ou de réception?
Dans l’article suivant, nous laisserons de côté les deux premières composantes et nous nous attarderons sur la troisième, peu traitée, c’est-à-dire celle inhérente au public. Ce phénomène serait-il lié à l’analphabétisme de ce dernier ? A son ignorance ? Ou à son inculture artistique ? Curieusement, on remarque que même nos concitoyens instruits sont en majorité profanes ; ce qui nous pousse à poser d’autres questions encore : n’y aurait-il pas une défaillance dans leur formation ? Prend-on soin de leur injecter une dose artistique suffisante durant leurs cursus scolaire et universitaire ? Si quelques Facultés des lettres et des sciences humaines ont introduit les arts plastiques et visuels dans leurs programmes suite à une conscience de certains professeurs vis-à-vis de ce manque ainsi que pour accompagner l’invasion de notre quotidien par l’image, où en est l’enseignement scolaire dans tout cela ? Pour essayer de dépister cette carence, nous passerons au crible la place qu’occupe la formation artistique dans les trois cycles de notre enseignement scolaire et les moyens qui sont mis à la disposition de nos élèves (ressources humaines et matérielles, horaires,…) afin de dresser un diagnostic artistico-pédagogique, mettre le doigt sur les zones d’intervention et éviter tout jugement subjectif.

Jeu à prendre
au sérieux

A l’école primaire, l’éducation artistique figure comme matière à part entière au programme avec un manuel pour chacun des six niveaux destiné à apprendre aux élèves différentes techniques de dessin, de peinture et de sculpture, et à les familiariser avec le lexique des arts plastiques en se basant sur des œuvres d’artistes marocains et étrangers. En revanche, cette matière reste négligée. La majorité des acteurs (enseignants, directeurs, inspecteurs, parents) la relèguent au second plan, puisqu’ils ne la considèrent rien plus qu’un jeu (dans le sens de manque de sérieux et de perte de temps). Ce qui les intéresse, c’est que l’élève (ou l’enfant) sache lire, écrire et compter.
En recueillant les témoignages de certains enseignants qui lui accordent de l’importance et sont conscients de son utilité et de son rôle dans la motivation de leurs apprenants et dans leur épanouissement, on se rend compte d’une autre réalité réfutant toutes ces idées reçues. On découvre qu’au moment où beaucoup d’élèves – par paresse, faiblesse ou indifférence – négligent de faire les exercices et les recherches des matières dites principales, aucun d’entre eux n’oublie de s’essayer au dessin, au coloriage, au modelage, au recyclage,… demandés au préalable. Sans exception, chacun apporte son croquis, sa modeste création, dont il est fier. Il attend impatiemment le moment propice pour le (la) montrer au grand jour à ses camarades et recueillir les appréciations de son professeur. Il n’hésite pas à l’améliorer, aussitôt, suite aux remarques de ce dernier. C’est un moment crucial qui lui permet d’exprimer artistiquement ce qu’il peine à traduire oralement ou par écrit. Ce genre d’activité lui permet de raconter et de décrire différemment, de dire autrement l’ineffable, de libérer le refoulé à petites doses, d’exorciser ses démons et de hurler sourdement ses joies, ses maux et ses espérances.
Et lorsqu’il s’agit de certains élèves qualifiés souvent, à tort, de fainéants ou d’idiots, la séance d’activités plastiques, qui nous dévoile des talents en herbe, devient un moment de reconnaissance. Ainsi, ils s’évertuent à donner le meilleur d’eux-mêmes pour plaire, séduire, s’imposer au sein du groupe, redorer leur image bafouée, reprendre confiance en eux et/ou susciter du respect. Lorsque l’instituteur décide de coller l’œuvre quelque part sur les murs de la salle de cours ou de lui forger une place dans le musée de la classe, constitué souvent d’objets récupérés, c’est-à-dire synonyme d’une corbeille organisée ayant une valeur écologique plus qu’artistique, c’est comme s’il lui avait décerné une médaille d’honneur ou même donné ses titres de noblesse.
Au moment où les adultes dénigrent l’art, les apprenants l’apprécient à sa juste valeur par disposition naturelle et sans y être sensibilisés. Outre son aspect ludique, ils ressentent instinctivement sa dimension existentielle notamment lorsque leur vocation est encouragée par l’école, par le maître, et donc par l’institution.   

Manque de ressources ou d’inspiration ?
Au collège, il existe une matière réservée aux arts plastiques mais sans être généralisée, même dans les villes. Et là aussi, le professeur, artiste-plasticien de formation, se trouve souvent contraint de travailler avec un grand nombre d’élèves dans une salle ordinaire et dépourvue de matériel et de matériau nécessaires. L’atelier, les supports, les pigments, les pinceaux… dans telles conditions ne sont que des mots abstraits pour l’apprenant. Du coup, le professeur fait de son mieux pour ne pas tomber dans la théorie et se contente des moyens du bord. Dans d’autres établissements, c’est un professeur de musique qui représente l’art au collège. Ses conditions de travail ne sont guère meilleures que celles de son collègue, et sa présence n’occulte point l’absence d’arts plastiques.
Au lycée, il existe une matière intitulée «La culture artistique» dont le programme comprend l’histoire de la musique, du théâtre et des arts plastiques mais qu’on attribue à un professeur d’arabe ou d’histoire/géographie, en excédent ou ayant un tableau de service allégé, qui n’a aucune formation en la matière. Et même ces cas restent rares, car vu le manque d’enseignants et le sureffectif des élèves par classe, on supprime carrément cette matière des emplois des élèves.
Cela dit, on constate que les livres scolaires et parascolaires des lycéens dans différentes matières regorgent d’œuvres plastiques et picturales de grands artistes comme Gustave Courbet, René Magritte, Georges Seurat, Vincent Van Gogh, Mohamed Melehi, Abdelkrim Ouazzani, Mahi Binebine, Naji Al Ali, et bien d’autres. Ce sont des peintures, des dessins, des sculptures, des collages, des installations, des caricatures, des affiches et des photographies figurant parfois sur la 1ère de couverture. Bien que ces œuvres soient, dans la plupart des cas, non légendées, combien d’enseignants s’y attardent pour les analyser, les interpréter, les critiquer et débattre de leur pertinence, de leur esthétique et de leur valeur ajoutée ? Qu’est-ce qui les empêche de demander à leurs élèves de chercher d’autres images artistiques relatives aux thèmes étudiés et ce à l’ère où l’image est consommée, de gré ou de force, beaucoup plus que l’écrit ?
A ce propos, un professeur m’a dit un jour qu’en demandant à ses élèves d’élaborer chacun une petite affiche de sensibilisation sur un sujet alors d’actualité, après avoir étudié avec eux les éléments de l’affiche, il fut impressionné par le résultat et par leur engouement et pour le sujet et pour ce genre d’activité. Un autre m’a confié qu’à force d’accorder assez d’importance aux images, ses élèves accompagnaient leurs recherches et exposés par des images très expressives qui attiraient l’attention de leurs camarades et suscitaient des débats intéressants au sein de la classe. Cependant, de telles initiatives restent, malheureusement, très isolées et cette sensibilité artistique dans sa dimension esthétique ou même pédagogique n’a pas encore gagné tous les esprits. Une des preuves flagrantes est que même les concepteurs des livres scolaires marocains omettent de légender les images qu’ils choisissent les rendant ainsi anonymes, orphelines ou pourvues d’une identité approximative. Pire encore, combien de publications marocaines (romans, recueils, essais de tous genres, …) transcrivent de manière complète la légende de l’image qui figure sur leur 1ère de couverture ?
Ce qu’on vient de constater ne concerne pas que l’école publique. Même sa consœur privée, choyée, n’accorde pas assez d’importance à l’intégration de l’enseignement des arts dans ses horaires. Les couleurs chatoyantes de ses murs, sa célébration régulière des fêtes et son organisation fréquente des sorties touristiques pour ses élèves relèvent plus d’un souci de concurrence et de gloriole que d’une quelconque conscience artistique. La majorité des directeurs n’investissent pas là-dessus et trouvent chers les honoraires d’un professeur d’art (dont ceux de musique) qui ne sont, curieusement, guère supérieurs à ceux réservés aux professeurs des autres matières.
De ce fait, il appert que l’absence d’enseignement artistique à l’école forme des générations insensibles au beau, familiarisées avec la médiocrité, incapables de discerner le folklore de l’art, l’art de l’artisanat, la culture populaire de celle savante ; et qu’elle produit des générations de fonctionnaires, de responsables, de patrons et de professionnels se croyant être des modèles de réussite sociale tout en ignorant leur inculture artistique. Les décideurs du ministère de l’Education nationale doivent remettre en question leur vision de la composante artistique dans les programmes scolaires, la prendre plus au sérieux, être conscients du rôle fondamental que joue l’art dans l’éducation des mœurs, la motivation des élèves et la formation d’un peuple cultivé et civilisé, et traduire cette conscience par des initiatives concrètes au lieu de jeter de la poudre aux yeux et de continuer à faire de l’art le bouc émissaire de notre enseignement, car « à force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel » (Edgar Morin, La méthode 6. Éthique, Paris, Seuil, Coll. « Points/Essais », 2004, p. 58). Et de manière générale, l’Etat devrait se rendre à l’évidence que l’intégration effective et non formelle des arts en général et plastiques en particulier dans la vie scolaire et universitaire est incontournable dans l’éducation de nouvelles générations épanouies et équilibrées ; et que « les infrastructures culturelles sont aussi importantes que la construction d’écoles, de dispensaires ou encore de terrains de sport, car les arts […] participent à la formation identitaire, culturelle et spirituelle de ce même citoyen qui reste la plus importante richesse d’un pays» (Abdelhay Mellakh).

*Professeur de français


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