Parution du nouvel ouvrage d’Atmane Bissani

Ecriture et infini. Essais sur la mystique en littérature


Libé
Lundi 18 Juillet 2022

Le nouvel ouvrage du Professeur Atmane Bissani, intitulé Ecriture et infini. Essais sur la mystique en littérature, publié aux éditions Sagacita (2022, Tanger) dans la collection «Questions de littérature», propose une étude profonde sur la trace mystique dans la littérature.

L’auteur a fixé comme objectif de déconstruire les visions folkloriques et simplistes liées aux mystiques. Il s’agit notamment de révéler l’apport de la mystique sur la littérature. Le poète et écrivain Bernoussi Saltani n’a pas tort d’affirmer qu’Atmane Bissani nous «offre un ouvrage qui peut orienter les esprits assoiffés d’humanisme et de fraternité humaine vers une sortie du religieux orthodoxe, myope, dogmatique, sectaire et suprématiste» (11).

Pour Atmane Bissani, la notion de la «mystique» renvoie à un champ interdisciplinaire : celui des auteurs soufis de la tradition orientale et les poètes spirituels de la tradition occidentale. Il ne s’agit pas ainsi d’un champ réservé à la théologie, d’autant plus qu’il apparaît, comme nous l’explique Atmane Bissani, comme une langue mystérieuse de l’amour qui parcourt les siècles, les pays et les croyances.

C’est surtout une mystique nietzschéenne qui ne se réduit pas à une dimension religieuse comme nous l’illustre les œuvres soumises à l’analyse par l’auteur De la rencontre (2009) ; des œuvres d’Abdelwahab Meddeb, de Juan Goytisolo, de Driss Chraïbi, d’Abdelkébir Khatibi et de Zakia Zouanat.

Par cette étude, l’auteur opère un dialogue perspectiviste avec un héritage des Renaissances de l’Orient et de l’Occident avec une approche interdisciplinaire ; il est conscient que l’interdisciplinarité peut révéler l’essence d’une « chose ». Dans cette optique, Atmane Bissani nous rappelle avec justesse qu’il n’y a pas une « connaissance qui puisse se traduire pleinement sans passer par l’expérience du lien, de la relation, du contact ». (21) Une telle vision peut libérer l’imaginaire soufi et mystique de l’orthodoxie religieuse, ce qui l’ouvre aux différents horizons. Les mystiques optent pour le nomadisme en vue d’obtenir un dépassement de soi, c’est-à-dire de l’égocentrisme pour faire régner la tradition du «Xvarnah», soit la lumière divine. Les auteurs élus par Atmane Bissani sont conscients que le folklorisme et la religiosité sont incompatibles avec la quiddité du soufisme.

Au fil des pages, l’auteur révèle qu’il y a chez ces auteurs un penchant pour la Weltliteratur, où chaque langue parle les autres et où chaque culture ne réprimande aucune autre puisque il n’y a pas une culture pure et originale. Autrement dit, toute culture est habitée par d’autres cultures. Les Awliyâ Allâh sont en quête de la lumière divine à travers la présence humaine. La contemplation de l’image de la femme à titre d’exemple leur octroie la vision théophanique.

C’est dans cette perspective qu’Abdelwahab Meddeb essaie d’examiner dans son œuvre, Phantasia ‒ comme présence de la chose en l’absence de sa matière (Al Kindi) ‒ à travers le recours à la figure épiphanique, Aya. Ce roman est tributaire de l’héritage soufi. Le personnage-narrateur établit des rapports avec cette figure épiphaniqueen en vue d’atteindre la lumière divine. Mais aussi une stratégie de rapprochement des cultures à travers le recours à des thématiques du rêve, de l’illusion, de la présence-absence, etc. Le personnage-narrateur est partagé entre plusieurs cultures et il incarne ainsi ce que Meddeb appelle la «double généalogie», une façon de déconstruire la «maison du dogme» (30).
Barzakh de Juan Goytisoloest, le deuxième roman analysé par l’auteur en raison de sa dimension mystique omniprésente. Il souligne dès l’abord que ce roman fait de la mort une expérience mystique dans un style «sépulcral» (48).

En créant une confusion entre l’imagination et la réalité, Goytisolo introduit son personnage dans un monde de transe, lequel lui permet de rencontrer son amie morte et qui lui «fait découvrir les dédales de l’au-delà» (51). Comme Phantasia, le rêve permet au narrateur de Barzakh de vivre l’expérience de la  transe à travers le déchirement de barzakh qui sépare l’ici-bas de l’au-delà.

La mystique est au fond une réaction « aimante » vis-à-vis de la haine et de la réduction de la religion au dogme. C’est dans ce sens qu’Atmane Bissani tente de rappeler l’islam des origines à travers l’analyse abyssale de l’œuvre de Driss Chraïbi, L’Homme du livre.
Pour l’auteur de [l’] Ecriture et infini, le roman de Chraïbi est animé par l’appel de la mystique. Il rappelle justement que l’ «islam est une tradition mystiquement pensante» (69). C’est dire que l’islam en tant que tradition spirituelle pourrait faire face au désastre. Pour reprendre la formule de Hölderlin, «Là où le péril croît, grandit ce qui sauve». A se fier à Meddeb, le soufisme constitue le salut de l’islam.

En mettant en scène un personnage historique, à savoir le prophète de l’islam, Mohammed, Chraïbi réhabilite la dimension spirituelle de l’islam et de la tradition du Xvarnah, une tradition nourrie par l’infini. Vu sous cet angle, le prophète de l’islam avait pour objectif d’illuminer son peuple et toute l’humanité. Notons qu’il a vécu l’expérience de la mystique avant et pendant la Révélation. L’objectif est de dévoiler l’expérience de l’intériorité qui fonde l’essence de l’islam. Cela dit, l’ouvrage d’Atmane Bissani est intéressant dans la mesure où il montre l’importance de l’expérience de l’intériorité dans un monde qui devient de plus en plus barbare. Pour lui, la mystique peut réhabiliter la dimension humaine de l’homme.
Pour cet auteur, l’amitié est profondément une expérience mystique et aimante. Il a analysé manifestement le thème de l’amitié dans l’œuvre d’Abdelkébir Khatibi, auteur qui a fait de l’aimance un concept phare et une stratégie pour déconstruire l’intolérance.

Ayant réhabilité ce concept de la tradition courtoise du Moyen Age, Khatibi fait partie de cette tribu  des écrivains mystiques. L’amitié s’avère ainsi un exercice de l’altérité lorsqu’elle se place sous le signe de l’aimance. Celle-ci, comme attachement et détachement vis-à-vis de l’autre, facilite le passage entre l’amour et l’amitié.

Bissani opte pour l’analyse du «dernier amour de Ghannou», nouvelle qui se situe dans Le Jardin de Hawwā (Marsam, 2004). Il commence sa réflexion par un  rappel on ne peut plus intéressant. Il s’agit de la revendication de la femme qui n’est pas toujours d’ordre matériel puisque cette dernière est un être profondément mystique.

L’histoire de Ghannou, femme éprise de Dieu, choisit la solitude et le silence après la mort de son mari. Elle se replie ainsi dans son seul arabe, le figuier, lequel incarne une figure épiphanique permettant au personnage de célébrer son attachement inconditionnel à Dieu. Cette femme est habitée profondément par la trace mystique et elle vit sous l’égide de l’expérience du néant.

Amie de Dieu, Ghannou, sacrifie son corps en vue de s’affranchir de sa pesanteur. Conscient que son propos peut être mal interprété, Atmane Bissani explique dans une note de bas de page que le souhait de Ghannou s’inscrit dans la tradition soufie ; ce n’est pas une haine de soi, ni d’humanité comme celle revendiquée par les terroristes habités par la haine de l’humanité, mais plutôt un dépassement de soi pour atteindre l’anéantissement. Folle de Dieu, Ghannou établit un rapport érotique avec son arbre qu’elle tient comme une manifestation de Dieu, ce qui explique son extase comme un état de transformation totale de sa relation avec le monde. En d’autres mots, Ghannou est une femme qui se donne à Dieu et qui suggère – selon Atmane Bissani – avec sa faculté d’aimer et sa passion que les revendications de la femme ne peuvent pas se réduire à des revendications matérielles. Le Shath, comme débordement, permet au sujet féminin d’être absent et de porter en lui-même la lumière divine. Avec lucidité et aimance, l’écrivain Bernoussi Saltani insiste dans sa préface sur le rôle majeur que peut jouer la mystique dans l’apprivoisement du monde qui devient de plus en plus complexe. L’auteur de «Homère à BabFtouh de Fès» (Sagacita, 2018) salue  dans cette belle et pertinente préface l’entreprise d’Atmane Bissani, une entreprise humaniste qui tente de (ré)activer en nous la sagesse des grands maîtres soufis.

La mystique incarne ainsi un visage lumineux de l’islam et des autres traditions religieuses. Chez ces écrivains proposés à l’analyse, les personnages sont souvent prédisposés à l’exil, à l’anéantissement (fanâ) et à l’amour inconditionnel à l’égard de l’Aimé, Dieu ; en bref, toute la littérature soufie est hantée par un registre amoureux, où Dieu est appelé l’«Aimé», l’«Adoré», etc. Il s’agit principalement d’une tradition de la reconnaissance et de l’amour. Ibn Arabi dit dans cette perspective : «L’Amour est ma religion et ma foi».

Par Abdelouahed Hajji


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