Le théâtre “Aquarium” adapte Abdelkader Chaoui : Des voix échappées des années de plomb

Vendredi 30 Mars 2012

Le théâtre “Aquarium” adapte Abdelkader Chaoui : Des voix échappées des années de plomb
Depuis le Chili, les oreilles d’Abdelkader Chaoui ont dû siffler ce mercredi soir.  Sur les planches du Théâtre Mohammed V, à Rabat, l’œuvre de l’ancien détenu politique devenu ambassadeur, a été longuement applaudie par ceux et celles venus  découvrir l’adaptation au théâtre de deux ouvrages de A.Chaoui, « Kana oua akhaouatouha » et « Mane Kala ana ?» devenus  « Voix off ». Rabat, capitale du théâtre marocain, a été ce soir-là la ville d’un passé recomposé mais tellement actuel, passant des années de répression aux clameurs du Printemps arabe.
Il a fallu les mots et le vécu de l’auteur Abdelkader Chaoui mais aussi et surtout tout le talent de la réalisatrice Naïma Zitan qui, dans cette nouvelle aventure, a travaillé avec le dramaturge Bachir Kamari qui signe ici une excellente adaptation où l’ironie, cette forme polie du désespoir,  n’est jamais loin.  Une entreprise à trois qui a donné à voir sur scène « Voix off ». Dans une scénographie dépouillée, le jeu des acteurs –mention spéciale à Said Bay plus vrai que nature dans la posture du camarade révolutionnaire- est époustouflant. La lumière, aussi, a joué un rôle essentiel pour renvoyer sur scène toute la noirceur de l’injustice et de l’arbitraire mais aussi la luminosité des rêves et des retrouvailles. L’intrusion de la vidéo n’en a pas été une grâce à Anas Zaoui et Antonio Sanchez. Sur scène, les comédiens en ont fait un partenaire, un détour essentiel pour dire parfois l’indicible : des corps fracassés par la douleur et la torture, la folie de l’enfermement, le temps qui passe, passe, passe dans le secret d’une geôle et la solitude d’une cellule.
L’humour grinçant et noir pour ne pas perdre pied, pour rester debout, l’échine bien droite. Ceux qui ont côtoyé Abdelkader Chaoui le savent : l’homme sait se réfugier derrière l’ironie, l’humour, le rire, ces remparts contre la désespérance. Et grâce soit rendue à Naïma Zitan, Bachir Kamari et à toute la troupe du théâtre « Aquarium » d’avoir rendu audibles ces grincements de dents, ces rires aux larmes. Le monologue de ce « L’hajj », titre que portaient tous les tortionnaires et autres geôliers, est un modèle du genre. Son « analyse » de ces militants de la démocratie, «qui ont suivi aveuglément le délire d’un juif » est une pièce d’anthologie. En plus d’être très drôle, la  lecture du verdict rendu par un magistrat à l’accent inimitable  dit à elle seule toute la bêtise d’une justice aux ordres.
Dans le public, ce mercredi 28 mars, des visages connus qui ont vécu dans leur chair les années de plomb, des silhouettes qui ont traversé ces pages sombres et à l’odeur de soufre d’une histoire de notre pays qui n’en finit pas d’être lue et relue.  Des compagnons de galère d’Abdelkader Chaoui, d’anciens camarades qui ont tous rêvé d’un Maroc meilleur où la démocratie, l’égalité, la justice ne seraient pas de gros mots, des mots interdits.  Regards embués, des larmes peut-être, beaucoup ce soir-là ont plongé dans la ferveur de ce temps d’avant. Une page de l’histoire marocaine et de jeunes militants qui ont voulu changer leur pays et qui s’est tournée… Depuis le Théâtre national Mohammed V, des chansons engagées ont résonné. L’effet de la  madeleine de Proust a opéré…

Des années de soufre
au Printemps arabe

Les jeunes militants ont pris de l’âge. Devenus quinquagénaires, ils refusent de reconnaître qu’ils ont perdu leurs illusions, abandonné leurs rêves. Rattrapée par le Printemps arabe, la génération des années de plomb continue de refaire le monde. Dans les salons, un verre de vin à la main, une cigarette à la bouche. Naïma Zitan et Bachir Kamari ont su traduire cette interrogation qui tient désormais de l’existentiel pour les « camarades ». « Que nous est-il arrivé ? ». « Certains sont devenus universitaires et se suffisent du confort d’une planque ; les autres ne croient plus à rien et attendent que ça se passe… », dit l’un des comédiens dans une caricature de militants de la décennie 1970 débarqués au cœur d’un Printemps arabe soufflant sur le Maroc.
« Voix off » est peut être l’une des meilleures pièces du théâtre  « Aquarium » et de Naïma Zitan qui ont fait très tôt le choix du théâtre engagé.  Pas de fétichisme ici : les années de plomb ne sont pas sublimées et ceux qui sont derrière ce projet ne se sont pas fait prisonniers d’un passé devenu, parfois, fonds de commerce littéraire et cinématographique.  La pièce de théâtre s’achève sur le Printemps arabe et une conversation de salon. Les maux du Maroc sont effleurés. Dans la passion de la conversation de militants qui ont pris de l’âge et l’ivresse de l’instant, les critiques fusent, parfois acerbes : le monde arabe, le pouvoir héréditaire des présidences, le voile, le populisme.
« Voix off » est probablement ce qui va rester quand les rêveurs de la démocratie auront tout oublié.

Narjis Rerhaye

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