Le livre: Demain l'âge d'or de Jacques Heitz


Libé
Jeudi 15 Avril 2021

Le livre: Demain l'âge d'or de Jacques Heitz
Je reviens vers ma mère.
– En route, maman, il est grand temps. Papa est déjà dans la voiture.
- Je ne pars pas. Non, je ne pars pas. - Il le faut. Viens !
- Ingrat ! Je ne te pardonnerai jamais. Tu ne m’as jamais aimée et maintenant tu veux me mettre en prison ! �Je me voudrais cadenassé, blindé, inaccessible aux émotions. Je la prends par les épaules, elle hurle, se débat, appelle ma sœur au secours. Liliane surgit en chemise de nuit, terrorisée. Ma mère essaie d’échapper à mon étreinte, veut me frapper. Je me raidis encore, les yeux brouillés, le cœur chaviré, la gorge dans un étau. Je la pousse dans le couloir. Elle n’a presque plus de forces, je me contrôle pour ne pas lui faire de mal. Elle s’accroche, résiste, griffe les murs en me maudissant. Liliane pleure. J’ai ceinturé ma mère, je la porte presque. Et soudain, en se débattant, elle heurte un cadre de son bras, son pauvre bras maigre, et le fait tomber. Le tableau explose sur le sol comme un coup de tonnerre. La vieille femme, saisie, se calme d’un coup et nous contemplons sur le sol, dans les débris de verre, la photographie de deux très jeunes enfants – les tiens, Maman. Côte à côte, Liliane et Olivier, 55 ans plus tôt, en barboteuse. Elle a 5 ans, moi 3. Les visages rieurs sont tout frais, tout lisses, tout ronds. 

- Il faudra balayer, dis-je en entraînant ma mère qui, choquée, ne résiste plus. Le bruit a certainement éveillé Odile mais elle ne sort pas de sa chambre. Parce que nue ? Parce qu’étrangère ? J’ai claqué les portières, la voiture démarre, je franchis la grille où, immobile, le cœur déchiré, se tenait ma mère à chaque fin de vacances, contemplant son fils qui s’éloignait pour des mois. �En voiture, elle ne supporte ni les tournants, ni la climatisation ni les vitres � baissées. Des tournants, il y en a beaucoup jusqu’à Avignon et le soleil tape déjà dur. Je guette ma mère dans le rétroviseur. Les calmants ont eu raison de sa révolte. Morne, affaissée, ses yeux se ferment bientôt. Sa tête part en arrière, sa mâchoire pend et elle s’endort.

J’ai conduit doucement jusqu’à l’autoroute. Arrivé à l’A7, je fonce, j’ai le diable aux trousses. Vers quel chaos, quel néant ? Papa, Maman, je vous aime, vous m’avez donné la vie, je vous emmène vers la mort, c’est ainsi, pardonnez-moi, je n’y peux rien. L’Eden c’est fini !

Bienvenue à Bruxelles. Ciel gris. 15 degrés de moins qu’à Manosque. L’été est déjà fini ? Peut-être n’a-t-il jamais commencé... Je me gare devant le Palais Royal, aussi lugubre et monumental qu’à l’autre bout de la rue de la Régence le Palais de Justice. C’est un vieillard boitillant qui s’extrait péniblement de la voiture, les yeux rouges, le dos et les jambes en compote après le long voyage d’hier. Quelques minutes de marche vers la Place Royale et sa statue de Godefroy de Bouillon et le vieillard a disparu, il ne boite plus, c’est un homme qui se veut en pleine forme qui passe devant le musée de peinture. Dès que j’aurai un peu de temps, je viendrai contempler encore une fois la sérénité des Vierges à l’enfant de Memling ou Van der Weyden, l’opulence des femmes de Rubens ou Jordaens. Et surtout les chefs d’œuvre de Brueghel. Lui ne s’enfermait pas dans une bulle de l’Age d’Or pour peindre des Madones tranquilles et des donateurs en prière, il rendait compte de l’Age de Fer, son pays ravagé par les Espagnols, à une époque où les gibets se faisaient plus nombreux que les arbres.

L’église du Sablon, toute noire dans mon enfance est devenue blonde. Paul Claudel y venait pieusement s’agenouiller sur le prie-dieu surmonté d’une petite plaque le commémorant. Sur la place, on flâne, on chine dans le marché des brocanteurs, des antiquaires. Bruxellois ou touristes, j’entends parler les langues les plus diverses. La capitale de l’Union européenne est devenue une Babel (encore Brueghel). Il y a foule et je me fraie lentement un passage vers la Grand-Place. Non loin habite Pétrus van Ruysbroek, Pétrus l’Admirable, l’ami de toujours à qui je rends visite aujourd’hui.

A dix mètres devant moi soudain, je crois apercevoir sa silhouette de dos. Des sacs de provision à la main, il s’avance sans s’attarder aux vitrines. Je force l’allure malgré mes muscles courbatus. Je veux le rejoindre mais une intuition me retient. Pétrus s’est arrêté devant une librairie, seul commerce qui retient son attention et un homme s’est immobilisé lui aussi. Je fais de même, j’observe. Quand mon ami se remet en marche, l’homme continue à le suivre. Arrivé à son immeuble rue de Dinant, Pétrus y pénètre et l’inquiétant inconnu reste posté sur le seuil. (A suivre)


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