​Vulgariser les lois pour tous les justiciables


Par Paulin G. Djité
Mercredi 25 Février 2015

​Vulgariser les lois pour tous les justiciables
«Nul n'est supposé ignorer la loi ». Mais peut-on raisonnablement soutenir une telle affirmation dans un pays où 52% de la population est analphabète dans la langue de la loi ? Peut-on affirmer que le citoyen lambda connait la loi, ses obligations de citoyenneté et ses droits en Côte d'Ivoire ? Si non, pourquoi ? Cette contribution se propose d'apporter des éléments de réponse à ces questions, en rappelant la centralité des droits linguistiques dans le processus de développement.
Prenons le cas du foncier rural. La loi ivoirienne du 23 décembre 1998 portant Code foncier rural a fait l'objet de plusieurs textes d'application, dont 3 décrets présidentiels et 14 arrêtés ministériels, visant à accélérer la modernisation de la gestion de l'espace rural dans un délai de 10 ans. L'Article 26 nouveau de cette loi (no 2004-412 du 14 août 2004) était supposé réduire les conflits fonciers et favoriser la paix sociale. Toutefois, de l'avis de tous les experts, cette loi a du mal à être mise en œuvre (seuls 200 titres fonciers auraient été délivrés depuis sa promulgation et seulement 1,5% des terres seraient enregistrées) et, du fait de sa méconnaissance, les litiges et les conflits persistent. Aussi, vient-elle d'être complétée par la loi no 2013-655 du 13 septembre 2013, relative au délai accordé pour la constatation des droits coutumiers sur les terres du domaine coutumier, portant modification de l'article 6 de la loi no 98-750 du 23 décembre 1998 relative au Domaine Foncier Rural, et visant à faciliter l'accès à la propriété.
Si la réforme foncière doit obéir au seul critère de l'efficacité, son application sur le terrain est grippée à la fois par la tentative d'application d'un nouveau système de droit à un ensemble disparate de pratiques et de coutumes, l'analphabétisme, les formalités administratives compliquées et coûteuses, les services administratifs éloignés et défaillants et le manque de vulgarisation de la loi. Tout le monde s'accorde à dire que la loi a besoin d'une large explication, afin de créer les conditions d'une bonne application, parce qu'aucun texte de loi ne peut être efficace, tant que sa mise en œuvre pose problème. Comment donc relayer efficacement la teneur des lois auprès des populations ? Quels sont les moyens que l'État doit mettre en œuvre pour assurer une réelle égalité de tous les citoyens devant une de leurs obligations fondamentales, celle de ne pas ignorer les lois de la République ?
En pratique, tous les droits (et obligations) inscrits dans les lois supposent un moyen efficace de communication. Or, « préserver », « garantir » et « jouir » de ses droits suppose que l'on puisse les « identifier » d'abord, les « exprimer » ensuite, et les « réaliser ». Dès lors, la question de nos langues nationales, ne peut être occultée, et les économistes et les politiques se méprennent gravement d'ignorer la place et le rôle de ces langues, comme un des facteurs essentiels au développement durable. La Côte d'Ivoire reste aujourd'hui un des rares pays au monde où l’enfant d’âge scolaire n’a pas la possibilité de commencer son apprentissage dans sa langue ; s'obstiner à continuer cette pratique des temps anciens, c'est marginaliser la majorité des forces vives de la Nation qui, analphabètes dans la langue d’emprunt, sont forcées de « patauger » dans l’informel et l’insécurité. En d'autres termes, bien qu'égaux devant la loi, la langue qui énonce cette loi ne nous assure ni ne nous garanti l'égalité de la jouissance de nos droits. Ces lois sont peut-être faites pour tous, mais elles ne servent pas les intérêts de tous.
Au delà du culturel, de l'identité, de la spiritualité et des traditions, nos langues sont d'une pertinence inattendue, car elles touchent à tous les domaines de la vie quotidienne - éducation, santé, économie, religion, gouvernance, etc. - et sont une condition sine qua non de notre participation active aux activités socioéconomiques et civiques. C'est à travers ces langues que nos citoyens se découvrent et se transportent les uns vers les autres ; ce sont elles qui nous enseignent le partage commun et de communauté et nous offrent un voyage symbolique et réel de l'identité à l'identité et de celle-ci à l'altérité. Il existe une forte interdépendance entre les langues que nous parlons et la vulnérabilité de nos populations ; aussi, marginaliser les langues nationales, comme nous nous plaisons à le faire, c'est refuser d'autonomiser les locuteurs de ces langues ; parce que, ne pas reconnaître les langues dans lesquelles nos citoyens organisent leur vie quotidienne, socialisent et éduquent leurs enfants, c'est leur nier la chance de prendre en main leur destin. Or, c'est à travers ces langues que nous pouvons espérer réduire la misère et la pauvreté qui les affligent, qui nous affligent tous.
Nos langues ne sont pas à la périphérie du développement. Au contraire, elles sont la clé du développement durable ; et c'est à tort que certains présument que le développement ne repose que sur les performances économiques. L'économie elle-même repose sur les langues, parce que l'amélioration des choix et de la qualité de vie des acteurs du développement reposent à leur tour sur la qualité de leur éducation, leur facilité d'accès à la propriété foncière et leur capacité à prendre une part active à la gestion de la chose publique. Comme les indicateurs économiques, nos langues et notre répertoire linguistique national ne sont pas que des abstractions  elles ont une praxis et ont des conséquences réelles sur le quotidien de ceux qui les parlent.
La question de la pertinence de nos langues dans le domaine du foncier rural se résume donc à renforcer la capacité de nos concitoyens à s'imprégner des lois sur des sujets fondamentaux à leur vie quotidienne et se donner les atouts nécessaires pour façonner leur propre destin de manière responsable. L'allemand, l'italien, le français et le romanche ne se côtoient-ils pas en Suisse ? La vraie question est donc de savoir comment bâtir une ouverture linguistique et une cohésion sociétale, sans retomber dans la « paix » de l’autorité verticale qui ignore l’Autre et lui impose une seule identité par le biais d'une langue comme seul outil de communication.

 * Ph.D., NAATI III, Chevalier dans l’Ordre des Palmes Académiques. 
Article publié en collaboration avec le think tank ivoirien
 indépendant Audace 
Institut Afrique


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