​Quand on est jeune, on regarde la vie derrière un moucharabieh…


Myriame Bazine Médecin interne
Vendredi 6 Mars 2015

​Quand on est jeune, on regarde la vie derrière un moucharabieh…
J’ai 24 ans…cela s’appelle être jeune. Oui, généralement, mais je viens de vivre deux années de rock.
Le temps ne bouge pas de la même manière pour tout le monde. Avec les gens fortunés, il danse le slow, il les prend dans les bras et swing doucement au rythme d’une musique enchanteresse. Avec les moins fortunés, il bouge frénétiquement comme une rock star, un Elvis Presley qui consomme un million de kilocalories par minute. Comme nous autres, humains, le temps qui nous vient d’ailleurs est injuste.
Deux années de rock amènent mes 24 pauvres années à ce qui avoisine 40 ans de slow.
40 ans ? Jeune aussi. D’accord, lorsqu’on est plus jeune, les yeux derrière le moucharabieh aperçoivent de belles images juxtaposées, découpées selon les jolies formes du paravent…et cela est loin d’être la réalité
A la fac, les gens marchent sur des nuages. La vie pour eux est un film en noir et blanc (Fred Astaire ou Farid El Atrach…). Ils sont soit blancs, s’occupent de leurs cours et apprennent à devenir abrutis et disciplinés. Ils s’apitoient de temps en temps sur les quelques malades qu’ils voient chaque matin à l’hôpital. « Pauvre monsieur, il a fracassé sa hanche. Pauvre dame, elle a un cancer du sein… ; Pauvre enfant, une leucémie ? C’est bien méchant ».
Soit, ils sont noirs et s’en foutent. Ils prennent alors le temps de prendre leur temps. Mettent longtemps avant de réussir une année, ou alors réussissent et s’en foutent quand même.
Moi ? J’étais blanche comme neige, abrutie comme on peut l’être et je chantais merveilleusement Cheek To Cheek de Fred Astaire.
En devenant interne, ma vie a pris des couleurs. Jolies dites-vous ?
Rouge sang, jaune pipi, marron…vous savez quoi. Donc, pas si joli que cela en a l’air. J’ai travaillé aux urgences comme tous les internes. L’interne est la pierre angulaire des urgences. Une pierre fragile certes, mais elle supporte un poids phénoménal.
Avec ma première garde en tant qu’interne, je me suis rendu compte que je n’avais nul besoin de me rendre à Gaza, en Syrie ou en Iraq pour faire de la médecine de guerre.
J’ai appris à mes dépens à tout faire…ou presque, j’avoue n’avoir jamais encore essayé de réparer une ambulance. Le travail de l’agent de sécurité, de l’hôtesse, de l’infirmier et parfois même celui de l’administrateur lorsqu’il faut bien régler les papiers d’un malade sans famille.
Le travail du médecin ? Cela aussi…certainement..
Je suis médecin interne, j’ai 24 ans et j’ai fréquenté toutes les classes sociales, toutes les mentalités et presque toutes les situations difficiles qu’un homme puisse vivre.
J’ai vu des gentils se métamorphoser en méchants dans un couloir crasseux et puant, où l’attente est toujours trop longue. J’ai vu des méchants se transformer en gentils sous l’effet vulnérant de la douleur et de la maladie.
J’ai vu des jeunes et des moins jeunes passer de vie à trépas, partir, cesser d’exister…et croyez-moi ce ne sont pas des synonymes, parce que la mort comme la vie n’est pas la même pour tout le monde. J’ai vu des mourants émerger de leur maladie et sortir vivants et heureux ou handicapés. 
J’ai vu trente malades à l’heure ou plus…trop d’humains en peu de temps. Tellement nombreux qu’ils cessent d’être des hommes et deviennent des masses de rages, de mal et d’agressivité qui crient au secours.
J’ai appris à répondre au cri par le cri, au murmure par le cri et au silence par le cri. De fatigue, de dégoût et de solitude. Parce que face aux malades nous sommes peu nombreux et presque seuls.
J’ai vu des malades venir de loin et repartir aussitôt vers leur lointaine origine parce que le rendez-vous tombe dans un an (et là, c’est toujours un an de rock).
J’ai vu l’espoir au fond des yeux, et j’ai aussi vu le désespoir. J’ai ressenti la rancœur et la reconnaissance. La chaleur et la haine. J’ai compris que mes mots sont loin de suffire quand les lits, les médecins et les infirmiers sont si peu.
Je m’appelle Myriame Bazine, j’ai 24 ans et suis médecin interne.
Je me suis remise en question. Je suis passée par des moments de doutes et de regrets. J’ai joué au bras de fer avec l’ange de la mort. J’ai lutté contre ma fatigue et ma fragilité pour aider autant de gens que possible. J’ai retroussé mes manches et ignoré mes faiblesses et j’ai pris des risques pour mes malades. 
J’ai pris le temps de regarder à côté, et j’ai vu mes faits et gestes, mon regard et ma voix, mon front noyé de sueur et mes mots sortir du fond de mes semblables. Mes frères dans la galère…les pauvres internes sous-payés et miséreux. J’ai vu une armée d’internes travailler comme des forçats, s’acharner avec rage et ne pas suffire à tous les malheureux qui arrivent aux urgences.
Je suis Myriame Bazine, j’ai 24 ans et je suis médecin interne… et alors ?
Nous sommes des centaines d’internes à faire face au manque, à l’absence, à l’abus et l’anarchie des urgences…nous sommes nombreux à vivre des années de rock qui nous font vieillir prématurément. 


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