​Mamoun Lahbabi ou la beauté d’une écriture dans le brouillard


Jean Zaganiaris *
Mercredi 26 Novembre 2014

​Mamoun Lahbabi ou la beauté d’une écriture dans le brouillard
Le mercredi 26 novembre à 19h, la Villa des Arts de Casablanca recevra l’écrivain Mamoun Lahbabi, auteur d’une douzaine de romans, pour une rencontre autour de son œuvre. Il sera présenté par Maria Guessous, Abdellah Baida et Jean Zaganiaris.
L’écriture de Mamoun Lahbabi ressemble à ces paysages dans le brouillard filmés par le réalisateur grec Théo Angelopoulos. La brume trouble les lieux qu’elle envahit tout autant qu’elle les charme. C’est pour cela qu’au moment où je commence à rédiger cette chronique, qui est aussi un hommage à un écrivain majeur de notre époque, j’écoute en fond sonore la douce musique d’un jeune artiste marocain, Eddmane. J’aime sentir le bruit des phrases autour de moi, semblables aux bruits des vagues de la jetée. On sent cela dans le premier roman de Mamoun Lahbabi, Amours inachevées (1994). Un vieux chiffonnier au crépuscule de sa vie, accompagné d’un enfant qui lui est mystérieusement attaché, raconte au narrateur une mélancolique histoire d’amour. Si au départ, les personnages demeurent chacun dans leur univers et dans leur indifférence, le hasard des rencontres les met très vite en relation et là, leur fragilité respective se découvre à travers les échanges quotidiens. Ces derniers ont rituellement lieu au même moment de la journée mais le lecteur ne sait jamais quand. Est-ce le matin, à l’aube? Au crépuscule? Entre chien et loup? Mamoun Lahbabi aime nous promener dans le brouillard, pour mieux nous faire sentir l’intensité et le charme soliloque des êtres. Le vieux chiffonnier vient de ces bidonvilles, ces terres autres du Maroc moderne, ces mondes où la vulnérabilité des corps se fait sentir avec violence : « J’étais devenu acteur dans une pièce où je n’étais impliqué que par mon écoute. Invité dans l’intimité de leur misérable logis, je commençais à souffrir de leur complète indigence. Progressivement, la misère prenait pour moi le visage de cet homme. Son humilité rendait sa pauvreté encore plus injuste ». C’est cette fragilité qui traverse toute l’œuvre de Mamoun Lahbabi et qui est en prélude de la thématique omniprésente dans tous ces romans : les injustices dont les femmes sont victimes au sein de nos sociétés soi-disant modernes. Lors de notre première rencontre, dans un magnifique salon orné de tableaux capiteux, Mamoun Lahbabi nous avait dit : ««Chez moi, y a quelque chose d’important, c’est l’idée de justice…C’est très important…L’idée est simple…Il s’agit de rétablir dans une société «mâle» faite le droit de la moitié de la population…Dénoncer par la métaphore, par l’ellipse, la phallocratie…Une société d’hommes est injuste …Une société est composée d’hommes et de femmes…Dans une société misogyne, j’ai un compte à régler…Plus on va vers une société juste, plus on va vers une société développée…Je ne veux pas forcément la reconnaissance des femmes mais donner mon témoignage sur l’égalité entre les sexes réputés antagonistes, mais qui en réalité ne le sont pas… ». Lorsque nous avons relancé Mamoun Lahbabi en lui demandant s’il était « féministe », il nous a répondu qu’il se définissait plutôt comme « humaniste » : « Je préfère le mot humanisme à féminisme, en ceci qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les sexes constituant le genre humain. Peut-on n’aimer que l’homme ou que la femme et prétendre appartenir au genre humain ? L’amour exclusif me paraît nécessairement discriminatoire…Permettez-moi une petite digression…Dans Le banquet de Platon, Aristophane rapporte qu’à l’origine l’humain connaît trois sexes : l’homme, la femme et les deux à la fois, c’est-à-dire l’androgyne…Ainsi, l’homme et la femme ne formaient qu’un…Cela les rendit prétentieux et ils défièrent les dieux. Pour les punir, Zeus les sépara en deux ; l’homme d’un côté et la femme de l’autre. Nous sommes les deux parties d’un même être. Il y a en chacun de nous une part de féminité…Il me semble que c’est Proust qui dit ça…Je suis donc profondément convaincu que le conflit entre homme et femme n’est qu’un malentendu, que l’histoire gommera tôt ou tard». Un Mamoun Lahbabi queer, dont l’écriture trouble le genre en s’en prenant aux dominations masculines de toutes sortes ? C’est aussi cela, une écriture qui a le charme du brouillard. On sent ce règlement de comptes avec le patriarcat dans des romans tels que La vie volée (2005), racontant l’exploitation des petites bonnes, dans Une journée pas comme les autres (2008), évoquant les différentes rencontres d’une prostituée casablancaise s’apprêtant à vivre une grande histoire d’amour et dans L’épreuve de la passion (2012), où l’enjeu pour les femmes est d’expulser les censures patriarcales et conservatrices de leur tête pour vivre la beauté de leur désir amoureux. La brume enveloppe la fragilité des êtres et en sort la quintessence. C’est ce qui ressort dans deux autres romans de l’œuvre de Mamoun Lahbabi. Le premier est Vies de brouillard (2010), qui évoque le destin de quatre femmes casablancaises, célibataires, gagnant très bien leur vie, et se réunissant régulièrement autour de somptueux festins copieusement arrosés de vin. Elles parlent de leurs amours, de leurs désirs, de leur sexualité plus ou moins épanouie mais aussi de leurs déceptions des hommes, qui les trahissent et les abandonnent à leur destin. L’amitié entre ces femmes est la seule échappatoire dans un monde qui cherche à contrôler leurs pratiques et à les enfermer dans des rôles en décalage avec les avancées sociales. Le second roman est La pénombre des masures, qui raconte le périple d’une famille au sein d’un grand bidonville de Casa. Tandis que le mari s’exclut de la vie collective et rêve de partir clandestinement en Europe, Hadda se recentre sur ses enfants et devient le chef de famille. Elle travaille dur pour apporter quelques maigres revenus au foyer et garantir la survie de ses enfants, tout en luttant courageusement contre la désolation qui envahit parfois son cœur. Ce portrait de femme est l’un de nos préférés ; même si le plus beau reste toujours à venir (plusieurs romans de Mamoun Lahbabi sont à paraître dont un annoncé à La Croisée des Chemins). Hadda est l’éclat lumineux qui transperce le brouillard et enchante la vie. Elle croupit dans les baraquements d’un bidonville, en étant tantôt envahie par les pluies diluviennes qui entrainent des rats morts dans la maison, tantôt suffoquée par la chaleur qui tape sur les tôles métalliques lorsque l’été arrive, mais son cœur est rempli de force, d’exaltation, d’émoi. Elle élève seule ses enfants, en protégeant le plus jeune de la maladie, en veillant à ce que sa fille poursuive avec les moyens du bord une scolarité brillante, en cherchant à protéger son fils des sociabilités délinquantes. Hadda est le message d’espoir, un peu comme cette lueur vive qui apparait de temps en temps dans la pénombre des toiles du peintre Francis Bacon. Mamoun Lahbabi fait partie des auteurs majeurs de la littérature contemporaine. Son œuvre a une puissance analogue à celle d’Elfried Jelinek, l’auteure de La pianiste, ou de Haruki Murakami, dont les personnages expriment aussi des fragilités analogues à celles présentes dans Vies de brouillard ou L’épreuve de la passion. Même si la vie est prise dans les tourments de mondes violents, cruels, injustes, sexistes, composés d’êtres abjects et cyniques, il y a toujours une magie subtile qui effleure les existences et qui peut nous sauver du naufrage existentiel, du basculement dans la folie, dans la déchéance, dans la douleur destructrice dont on ne revient jamais… La force des romans de Mamoun Lahbabi est de rendre visibles ces bouées de sauvetage, ces moments de complicité entre les êtres où l’on apprend à surmonter la mélancolie qui menace de s’installer dans nos cœurs, parfois de manière perpétuelle et irréversible.  

 * Enseignant-chercheur 
EGE Rabat 


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