​Le délai de grâce du Premier ministre indien


Par Philippe Humbert
Jeudi 2 Avril 2015

​Le délai de grâce du Premier ministre indien
Il est certes prématuré de porter un jugement exhaustif sur le gouvernement du Premier ministre Narendra Modi, moins d’un an après son triomphe électoral de mai 2014 et la conquête de la majorité absolue à la Chambre basse du Parlement (Lok Sabha). Cependant, la présentation, le 27 février 2015, du premier budget (pour la période allant du 1er avril 2015 au 31 mars 2016) préparé par le nouveau pouvoir et la pratique gouvernementale depuis l’été 2014 donnent des indications sur les orientations et priorités de la législature 2014-2019 qui sera conduite par le parti hindouiste BJP (Bharatiya Janata Party).

Un changement de rythme et de style

Sur la lancée de ses thèmes majeurs de campagne (le développement, la bonne et « decisive governance » pour mettre fin à la paralysie du pouvoir et au ralentissement de la croissance économique, imputés au Congrès), Narendra Modi a d’abord introduit un changement de rythme et de style.
A la différence de son prédécesseur, Narendra Modi est en campagne permanente ; son image est partout ; la communication omniprésente ; le pouvoir est extrêmement concentré et ramassé ; les annonces quotidiennes ; les élections d’Etat qui ont eu lieu depuis l’été 2014 ont été autant d’occasions de marteler l’argumentaire électoral gagnant de 2014 et de créer des attentes positives et auto-entretenues sur le plan économique : confiance des milieux d’affaires, regain d’intérêt des partenaires étrangers, se traduisant finalement par des résultats concrets avec l’afflux de capitaux flottants, la baisse de l’inflation (5,6 %), aidée par une politique habile de la RBI (Reserve Bank of India), et une légère reprise de la croissance favorisée par de nombreuses mesures un peu pointillistes et symboliques destinées à faire sauter les verrous qui étaient censés entraver l’économie.
A cet égard, le remplacement de la puissante « Planning Commission » par un organisme consultatif, la Commission nationale pour le développement et la réforme, illustre bien les méthodes du nouveau pouvoir.
Dans ce contexte plus favorable, le projet de budget 2015-2016 présenté par le ministre des Finances Arun Jaitley, le 27 février marque des inflexions par rapport à la période précédente.

Deux grandes priorités : l’industrie manufacturière et les infrastructures, en particulier l’énergie

La campagne « Make in India » lancée dès septembre 2014 vise à accroître la part de l’industrie dans le PNB et offrir des emplois aux 15 millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail, délaissant une agriculture surpeuplée et un secteur des services surdimensionné.
Un programme massif de création d’infrastructures (autoroutes, chemins de fer, aéroports, etc.) est également décidé ; le plus spectaculaire concerne les énergies renouvelables dont la capacité cumulée doit atteindre 175 Giga Watts en 2022 (dont 100 d’énergie solaire et 60 d’énergie éolienne).
Annoncé à l’ouverture de la Conférence RE – INVEST à Delhi (15-17 février) par Narendra Modi, porté par le dynamique Piyush Goyal, « Minister for Power, Coal & Renewable energies », ce programme est le plus ambitieux au monde en matière d’énergies renouvelables et a reçu le soutien de nombreuses sociétés indiennes et étrangères, et des grandes banques indiennes (SBI, Yes Bank, Axis Bank, etc.). Il est une partie essentielle du « National Action Plan on Climate Change », placé sous la responsabilité du ministre pour l’environnement Prakash Javadekar, qui comprend aussi la création de 100 « smart cities » destinée à canaliser les migrations internes.
Pour financer cet énorme effort d’équipement, le gouvernement indien compte sur l’augmentation du taux d’investissement par rapport au PNB, qui avait baissé de 31,7 % en 2009-2010 à 29,7 % en 2013-2014, en ligne avec une hausse du taux d’épargne (introduction au 1er janvier 2016 de la GST « Goods & Services Tax », destinée à réaliser enfin le marché unique dans tout le pays), sur les FDI (Investissements directs étrangers), encouragés par une ouverture plus large aux capitaux étrangers dans certains secteurs sensibles (assurances, défense, construction notamment), par une diplomatie économique très active et par des mesures spectaculaires de libéralisation (fin du monopole de Coal India, par exemple).

La mise en œuvre simultanée d’une politique « pro-poor »

Narendra Modi veut montrer que le « pro-business » sert in fine à satisfaire les besoins élémentaires et concrets des couches pauvres de la population : eau, routes, énergie, habitat. Ainsi, le bond en avant des énergies renouvelables, décentralisées et compétitives, est censé bénéficier aux 300 millions d’Indiens qui n’ont pas accès à l’électricité.
Les grands programmes sociaux du Congrès ne sont pas supprimés, mais rendus plus efficaces par le transfert direct des fonds aux allocataires et la bancarisation généralisée, en lien avec la poursuite du programme d’identification qui est appelée à couvrir toute la population du pays. Enfin, le budget prévoit la création d’un filet de sécurité sociale universelle, par l’extension de systèmes obligatoires de couverture accidents, maladie et retraites.
Au-delà des mesures techniques, l’économie de l’Inde bénéficie en plus de deux bonnes chances
La baisse mondiale des taux d’intérêt rend le marché financier indien attrayant pour les capitaux étrangers, et la chute du cours du pétrole augmente le pouvoir d’achat des ménages et allège le déficit commercial.
Joint au climat d’optimisme dans les milieux d’affaires, ces conditions de marché ont permis au gouvernement indien de retenir des prévisions macro-économiques en nette amélioration : le taux de croissance (recalculé en hausse récemment grâce à un changement de bases statistiques assez mystérieux) devrait passer de 6,6 % en 2013-2014 (4,7 % sur les anciennes bases) à 7,5 % en 2014-2015, puis à 8-8,5 % en 2015-2016.

Une diplomatie active et pragmatique, au contenu à la fois économique et stratégique

À la surprise des observateurs, Narendra Modi a multiplié les initiatives et missions à l’étranger dès son arrivée au pouvoir, d’abord en direction des pays développés susceptibles d’apporter en Inde investissements et technologies (Japon, Australie, Chine, Etats-Unis, Russie, Israël), ensuite dans son environnement proche (Népal, Bangladesh, Sri-Lanka, Bouthan, Birmanie, Malaisie, Maldives) pour contrer l’influence de la Chine et jouer un plus grand rôle dans la zone du Sud-Est asiatique et la mer de Chine, au nom du principe de l’« autonomie stratégique », tout en marquant sa vigilance sans agressivité à l’égard du Pakistan.
La visite d’Etat du Président Obama les 25 et 26 janvier, prolongeant celle de Narendra Modi en septembre aux États-Unis, rassemblait tous ces objectifs à la fois : quête des technologies de défense, une avancée dans le domaine de la coopération nucléaire civile, une vision stratégique commune en Asie Pacifique, un appel aux capitaux de la diaspora indienne aux Etats-Unis, une prise en compte de l’accord antérieur relatif aux programmes de sécurité alimentaire indiens, ouvrant la voie à un accord à l’OMC et une coopération en matière d’anti-terrorisme.
Enfin, à l’occasion du lancement du programme d’énergies renouvelables, l’Inde commence à préciser sa position en vue de la Conférence de Paris sur le climat : l’effort gigantesque pour développer les énergies propres n’empêchera pas l’Inde de recourir encore massivement au charbon (60 % environ des besoins énergétiques), quitte à le « verdir », pour soutenir son objectif vital et non négociable développement économique et social.

 

​Le délai de grâce du Premier ministre indien
Portée et limites de la défaite électorale du BJP à Delhi

Mettant fin à une série de succès du BJP aux élections destinées à élire les députés siégeant dans les Assemblées d’État (victoire du BJP au Maharasthra, au Rajasthan, dans le Jhakhand et même au Jammu-Cachemire), qui semblait fonder une invincibilité du BJP, les électeurs de Delhi ont, au contraire et à la surprise générale, infligé au BJP une défaite sans précédent.
En effet, aidé par l’effet amplificateur du mode de scrutin, le parti AAP (Aam Admy Party, « le Parti de l’homme ordinaire ») de Arvind Kerjrival a obtenu 54,3 % des voix et 67 sièges sur 70. Le BJP recueille 3 sièges avec 32,2 % des voix et le Congrès, aucun siège avec 9,7 % des voix.
Certes, les 13 millions d’électeurs de Delhi ne représentent pas toute l’Inde, mais constituent un bon microcosme de cette Inde urbaine, de son électorat jeune, éduqué, «aspirational», de la classe  moyenne et aussi des couches plus pauvres souvent constituées d’immigrés.
Les électeurs de Delhi n’ont pas rejeté l’agenda du développement de Narendra Modi, au contraire, mais ont dénoncé l’absence de progrès, depuis les élections générales de mai 2014, en termes de gouvernance, le deuxième thème de la campagne victorieuse de 2014 : les problèmes de la vie quotidienne des citoyens de Delhi, la pollution, le traitement des déchets, la sécurité des femmes en particulier, la pression de la corruption et au-delà, le maintien d’une organisation du pouvoir local dérivée du monde rural et inadaptée aux nécessités d’une conurbation de plus de 10 millions d’habitants.
Le défi pour le BJP est de passer des déclarations de principe sur la bonne gouvernance à la création de mécanismes de démocratie de proximité et de participation, propres à associer la population au plus près des problèmes concrets, comme le propose l’AAP.
Le défi n’est pas moins grand pour ce dernier qui devra renoncer à certaines promesses démagogiques (baisse ou même gratuité de l’électricité et de l’eau), montrer rapidement le «changement» alors qu’en 2013, Arvind Kerjrival avait démissionné de son poste de «Chief Minister» au bout de 49 jours après une victoire électorale similaire, et donner de la consistance à son image d’objet politique non identifié, au-delà du discours anticorruption et anti-élites.

La défaite du BJP à Delhi ne devrait pas modifier en profondeur le rapport de force politique 

A court terme, le BJP aura une vie plus compliquée sur le plan politique et parlementaire.
Les élections à venir au Bihar où une coalition anti-BJP est en formation autour de Nitish Kumar seront un autre test intéressant. D’autres partis régionaux dans le sud se préparent à résister au BJP et pourraient bénéficier de la réforme du fédéralisme engagée par Narendra Modi dans le sens d’une plus grande autonomie financière des États, donc plus à l’abri des pressions politiques du gouvernement de l’Union.
Le BJP voit s’éloigner son objectif de conquête de la majorité au Sénat (Rajya Sabha) où il est minoritaire, ce qui rend plus difficile l’adoption parlementaire de textes importants et délicats comme la réforme du « Land acquisition Act ». Le gouvernement dispose de moyens pour passer outre (« Ordinance route »), mais cela au prix d’une perte de temps et de crispations avec l’opposition.
A moyen terme, le terrain politique reste favorable pour le BJP. Il va bénéficier de l’effondrement du Parti du Congrès qui s’enfonce dans une crise existentielle et va voir s’exacerber la tension entre la « vieille garde » du parti et l’entourage de Rahul Gandhi, au moment où Sonia Gandhi envisageait de transmettre à son fils la présidence du parti. Il est improbable que le Congrès puisse surmonter sa crise historique avant plusieurs années.
L’AAP peut-il s’organiser à l’échelle du pays et offrir une alternative crédible et durable ?
La question est ouverte, mais l’expérience des élections générales de 2014 n’est pas encourageante (l’AAP a obtenu 4 députés seulement) ; une percée électorale dans les grands centres urbains est possible, si l’AAP réussit à Delhi, mais sans doute pas dans les zones rurales, sauf à s’allier avec d’autres partis séculaires (laïcs) pour remplir l’immense vide laissé par le Congrès.
Le BJP dispose donc d’un potentiel de croissance. Mais il devra résister à un adversaire de taille, qui est en lui-même : ses racines fondamentalistes, la matrice RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh, le Corps national des volontaires, organisation créée en 1925), d’où il tire son origine.
Il est en effet clair que les électeurs de Delhi ont signifié au BJP leur méfiance à l’égard de toute dérive vers l’intolérance vis-à-vis des autres religions. Oublieux du fait que Narendra Modi avait soigneusement mis de côté pendant sa campagne l’idéologie du nationalisme hindou portée par l’organisation « culturelle » RSS, des tenants de l’« hindutva », c’est-à-dire de l’hindouisme dominateur, ont multiplié ces derniers mois les déclarations et provocations visant à stigmatiser les autres religions. Les attaques et le vandalisme d’églises chrétiennes, le prosélytisme hindou, des mots d’ordre frisant le ridicule comme le « love djihad » (faire des enfants hindous en masse pour équilibrer la population musulmane...), ont crée un climat malsain et le risque d’un engrenage très dangereux pour les relations entre communautés. L’absence de réaction officielle face à ces provocations n’a été rompue que dans les derniers jours de février par Narendra Modi, déclarant qu’aucune religion ne devait prévaloir sur les autres. Cette réaction tardive et minimale a entretenu des doutes sur la capacité et la volonté du BJP de maintenir le cap de la laïcité à l’indienne.
Le vote de Delhi est la manifestation d’une grande lucidité et un avertissement salutaire.
Il montre la maturité de l’électorat et son attachement au maintien de la paix civile.

* Expert associé à la Fondation Jean-Jaurès


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