​La perte d’influence de l’Europe


Par Anna Boeri
Samedi 25 Octobre 2014

​La perte d’influence de l’Europe
Dans son court mais néanmoins riche essai intitulé « Le reflux de l’Europe », Zaki Laïdi, politologue et directeur de recherche au Centre d’études européennes de Sciences Po, s’interroge sur la pertinence des théories relatives au déclin de l’Europe. Il y déroule, de manière claire et référencée, son analyse de ce phénomène qu’il appelle le « reflux de l’Europe », compris comme « une perte de confiance de l’Europe – à ses yeux comme à ceux du monde ». Zaki Laïdi se concentre en effet sur deux phénomènes qui expliquent la perte d’influence de l’Union européenne sur la scène internationale : les répercussions internationales de la crise de l’euro et l’affaiblissement des stratégies multilatérales, notamment en matière environnementale et commerciale. Avant toute chose, Zaki Laïdi commence par nuancer les discours pointant du doigt les faibles performances économiques de l’Union européenne. Il est bon de rappeler que, plutôt qu’un déclin des économies occidentales, on assiste aujourd’hui à une relativisation de la place de l’Europe dans l’économie mondiale, en raison du rattrapage opéré par les pays émergents. De plus, les projections montrent que le « déclin » des Etats-Unis sera plus sensible que celui de l’Union européenne. Les fondamentaux économiques de celle-ci, répète-t-il à plusieurs reprises, sont plus solides qu’on ne le croit. Toutefois, derrière le drapeau européen, se cache une réalité très hétérogène, et des Etats membres aux performances contrastées.
La crise de l’euro a été analysée de nombreuses fois, et le propos ici n’est pas de la réexpliquer en détail, l’auteur préférant, à juste titre, se concentrer sur son impact quant à la place de l’Union sur la scène internationale. En effet, cette crise a montré, de manière particulièrement abrupte, les limites du modèle européen de régulation par les normes et son inadaptation face à une situation inédite, réclamant une réaction rapide. Plus intéressante encore est la réflexion de Zaki Laïdi concernant le manque d’anticipation de cette crise ; par le biais du multilatéralisme, l’Europe « s’est constituée en puissance normative, désireuse d’organiser le monde autour de principes de régulation stable », cherchant ainsi à éradiquer – ou du moins maîtriser – autant que faire se peut les risques. Or, avec la crise de l’euro, l’Europe « devient pour la première fois un risque pour les autres ». Ce faisant, elle a pris de court les autres puissances économiques, au premier rang desquels les Etats-Unis et la Chine, qui n’avaient pas anticipé le potentiel déstabilisateur d’une crise de la monnaie unique européenne.
Les premiers ont eu une influence limitée sur la gestion de la crise, en raison de contraintes d’ordre constitutionnel, et ont privilégié le dialogue avec la Banque centrale européenne et les principaux Etats membres, critiquant notamment le choix de l’austérité, perçue comme contre-productive et dangereuse en période de crise économique. La Chine, désireuse de ménager l’Europe, son premier marché d’exportation, a adopté une stratégie à contre-courant, en augmentant la part des réserves de change en euro de sa banque centrale. Ne percevant ses relations avec l’Europe que sous un angle interétatique, les autorités chinoises ont privilégié un rapprochement avec l’Allemagne, acteur économique dominant au sein de l’Union européenne.
La crise de l’euro a durablement secoué l’Union et ses Etats membres, entraînant un repli et par là même une diminution de son influence dans les relations diplomatiques internationales.
Chantre du multilatéralisme, l’Union européenne a voulu faire de cette doctrine la règle dans la conduite des relations internationales, suite à l’effondrement du bloc soviétique. Les années 1990 ont été d’ailleurs plutôt encourageantes, de très nombreux traités multilatéraux ayant été ratifiés. L’Europe s’est notamment investie dans deux domaines en particulier, à travers le protocole de Kyoto et la création de l’Organisation mondiale du commerce.
Cependant, à compter du milieu des années 2000, cette dynamique s’est considérablement ralentie et on observe un retour au souverainisme très sensible chez de nombreux Etats, peu enclins à s’engager dans le cadre de conventions multilatérales, sans certitude de réciprocité. D’où un retour en force des négociations bilatérales depuis quelques années, auxquelles l’Union européenne a consenti, suite à l’échec du Cycle de Doha, permettant d’aboutir à un accord avec la Corée du Sud en 2007, entré en vigueur depuis 2010. D’importantes négociations sont actuellement en cours avec ses principaux partenaires, et notamment le Japon et le Canada. 
Par ailleurs, le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement est un des principaux dossiers pour l’Union européenne, qui doit à tout prix parvenir à un accord avec les Etats-Unis avant que ceux-ci ne finalisent le Transpacific Partnership. L’enjeu ici est colossal, puisque ces accords vont fixer des normes qui, par la force des choses, s’imposeront à tous ou presque. L’efficacité des méthodes multilatérales étant aujourd’hui particulièrement incertaine, nombreux sont les Etats membres qui tendent à se replier sur une posture souverainiste. Les compromis atteints par les Etats membres en préparation de négociations multilatérales n’étaient en réalité que pure façade, masquant des divergences de fond réelles. La frilosité des interlocuteurs, et en particulier des Etats-Unis, notamment sur les questions environnementales, a mis en évidence ces dissensions entre les Etats membres, privilégiant désormais de manière assumée leurs propres intérêts nationaux. 
Dans cet ouvrage, Zaki Laïdi adopte, à mots couverts, une position assez critique vis-à-vis de l’Allemagne, dont les prises de position se révèlent diamétralement opposées à celles de la France. Si le couple franco-allemand continue d’occuper un rôle symbolique dans la construction européenne et si, pour de nombreux observateurs, il s’avèrerait nécessaire de lui insuffler une nouvelle dynamique, pour Zaki Laïdi le divorce semble être prononcé, tant les trajectoires et ambitions paraissent incompatibles.
D’un point de vue monétaire, l’Allemagne semble réticente à vouloir faire de l’euro une monnaie de réserve et se satisfait de son statut de monnaie internationale régionale, conservant ainsi la maîtrise de l’inflation, tant redoutée. Ensuite, le rapprochement très net de l’Allemagne et de la Chine a quelque peu entravé la définition d’une stratégie commerciale commune vis-à-vis du géant asiatique. Les deux pays se trouvent aujourd’hui placés dans un état de dépendance mutuelle, la Chine étant devenue le premier partenaire commercial non-européen de l’Allemagne, qui est elle-même le premier partenaire commercial européen de la Chine. C’est d’ailleurs pour cela que l’Allemagne s’est opposée à ce que des sanctions soient prononcées à l’encontre de la Chine, alors que celle-ci a recours à des pratiques anticoncurrentielles sur le marché des panneaux solaires.
Enfin, le désaccord entre la France et l’Allemagne semble atteindre son paroxysme en matière de relations internationales et de politique européenne de défense et de sécurité. Nos voisins d’outre-Rhin sont en effet très réticents à s’engager sur le terrain lorsque des conflits éclatent et ils pensent la politique européenne de défense en accordant la priorité aux questions de formation et de logistique, plutôt que de réfléchir en termes de capacité de projection de forces armées.
Ce manque de coordination et de symbiose au sein du fameux couple franco-allemand est un des exemples les plus parlants de l’atonie dans laquelle semble s’enliser l’Union européenne. Confrontés au regain de souverainisme des Etats sur la scène internationale, et face à la concurrence croissante des pays émergents, les Etats membres rechignent à poursuivre dans la voie du multilatéralisme, instrument privilégié par l’Union européenne.
Si certains ouvrages consacrés aux enjeux européens pèchent par excès d’optimisme quant aux perspectives d’avenir de l’Union en minimisant certains blocages, le livre de Zaki Laïdi comporte peut-être le défaut inverse. 
Bien que l’auteur cherche à rassurer le lecteur, notamment concernant les fondamentaux économiques de l’Union, l’impression qui reste une fois l’ouvrage refermé est celle d’une Union à l’arrêt, sans cohérence, où tout positionnement commun sur la scène internationale apparaît illusoire. Cette tonalité défaitiste est renforcée par le fait que Zaki Laïdi se contente de dresser un constat – certes très pertinent – de la situation, mais ne suggère aucune piste qui permettrait à l’Union européenne de remonter la pente. A l’approche des élections, il apparaît pourtant urgent – et nécessaire – de remobiliser les citoyens autour des enjeux européens, et ce par le biais de propositions réalistes et efficaces, qui manquent malheureusement à cet ouvrage.

 * Fondation Jean Jaurès 
Le reflux de l’Europe
Zaki Laïdi -Les Presses de Sciences Po, novembre 2013


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