​La gouvernance et le management : Les nouveaux indicibles du néolibéralisme


Par Mohamed Haddy *
Jeudi 28 Mai 2015

​La gouvernance et le management :  Les nouveaux indicibles du néolibéralisme
Selon les thuriféraires du système néolibéral, l’intérêt général serait une notion abstraite, manipulatoire, défendue par des acteurs qui s’attribuent le monopole de sa définition ou par des illuminés rêvant d’une hypothétique régulation autour d’un bien commun qualifié d’ « illusoire » pour recueillir l’assentiment de chacun et de tout le monde. Ainsi, les aruspices du système néolibéral conseillent que pour dégager les synergies, optimiser les ressources, parvenir à une meilleure intégration, une batterie d’outils doit être utilisée. Tous ces outils renvoient au vieux rêve de Taylor ou d’Henri Fayol, pour lesquels tout devrait être mesuré, que ce soit la performance individuelle par les «KPI» (Key performance indicators) ou par des clés de performance collective, par la multiplication des instances en charge du contrôle de gestion. 
Dans ce sens, les modes d’action et les innovations (de management et de gouvernance) ne cessent de se multiplier ; des livres pleuvent à profusion pour bouleverser l’art d’organiser le travail ; mais n’est-ce pas là que du taylorisme recyclé, puisque les mêmes causes (la domination) continuent de produire les mêmes effets (la déprédation et la surexploitation) ; le management et la gouvernance reprenant les mêmes questions, les mêmes problèmes et les mêmes difficultés.
 Le système néolibéral, sous l’habit d’une «science»de la gouvernance et du management ne cesse de faire des adeptes ; pourtant les théories auxquelles, elle recourt (ce qu’il y a lieu de faire et comment le faire) relèvent plus de quelques tactiques, voire de stratagèmes que d’acquis de sciences sociales : Schopenhauer ne disait-il pas  dans «L’Art d’avoir toujours raison» que «peu de gens savent réfléchir, mais tous veulent avoir des opinions».
Ainsi, de vagues affirmations flottent dans le «nuage» managérial et dans les labyrinthes de la gouvernance  sans que personne ne sache d’où elles viennent et si elles ont quelques fondements empiriques ou doctrinaires. Une telle attitude relève plus d’une véritable « paresse intellectuelle » comme le disait Paul Lafargue, que d’une culture idéologique ou idéelle. En effet, dans la ligne de Proudhon et de Sismondi, Lafargue a longuement parlé au XIXe siècle de la« paresse primaire » qui se résume en le sous-travail, en la minimisation de l’effort physique et en  la préservation du confort…
Pourtant, s’il est admis que les gens n’aiment pas les changements, les challenges sont là et ils interpellent, ils sont dans le rapport au territoire, au politique, au sociétal, à l’éducation, à la culture. Et face aux distorsions, voire aux césures gravissimes, les techniques du management ou de la gouvernance préfèrent agir sur le comment ; dans cette logique, le politiquement correct évacue le scientifiquement correct et des solutions clé en main sont livrées sous forme de packages magiques.
Pour le management et la gouvernance, seule l’histoire immédiate -telle qu’elle est présentée et commentée dans sa forme épidermique- doit être retenue; et pour que ce subterfuge s’incruste, ne serait-ce que pour un temps, la croyance la plus galvaudée est que le pays vit une période de crise et que seuls la gouvernance, le management, le coaching et autres indicibles envoûtants, sont à même de conjurer la malédiction et d’ouvrir les voies célestes du bonheur, dit total; laquelle orientation, tel un mirage s’éloigne, à chaque fois qu’on croit s’en approcher.
En réalité, ce qui rend possible de s’inscrire dans une posture transcendante, c’est la culture générale et celle-ci commence à faire, cruellement, défaut aux décideurs, aux cadres,aux chercheurs…Ils ont tendance à croire que l’âge zéro du développement commence avec celui de la gouvernance et du management et que ce qui est usité,actuellement, ne l’a jamais été auparavant : Eurêka ! Est-il allégué; et dans cette perspective, les complexités et les difficultés sociétales sont toutes quantifiées et simplifiées, ce qui induit des simplismes quant aux solutions.
Ainsi, l’inculture -fort du système néolibéral- telle qu’elle est colportée favorise et aggrave les déviances et celles-ci sont conséquentes à la profonde méconnaissance, voire au mépris des acquis de base des sciences sociales, quant à la construction de l’action collective pour que la vie des organisations et les phénomènes qui les traversent s’inscrivent dans le cadre d’un développement intégré et intégrateur. 
Les outils de la gouvernance et ceux du management –parce que ne tenant compte ni des référents socioculturels de chaque pays, ni des spécificités de son historicité- tendent à l’uniformisation de l’action et à l’unidimentionnalisation du territoire, ce qui est une aberrance. Ils conduisent, par ailleurs, les décideurs, aux travers de décisions automatistes, dans des impasses aux conséquences irréversibles. Loin, donc, d’être une voie alternative, cette «pensée» n’est que le bras ou plus exactement l’épée, voire pour paraphraser Colbert, l’art de surexploiter le peuple, sans qu’il ne pousse le moindre cri. D’ailleurs cette «pensée» est une pure création du système néolibéral et elle est développée par ses partenaires privilégiés que sont les cabinets de conseil et les business schools ; et ceux-ci tiennent une place de choix et jouent un rôle fondamental dans le dispositif général de la gestion des entreprises.
Ainsi, à titre d’exemple, il n’est plus d’enseignement, mais de facilitation; et les 600 business schools aux USA dont le nombre ne cesse de croître- sans oublier les Français et les Espagnols qui arrivent en tête en Europe- sont là pour vulgariser et ânonner la «trouvaille » et ce, en dépit des résultats publiés par Jule Goddard et Tony Eccles . Cette structure met en évidence que la formation du personnel par le chef direct plafonne avec 93%; que la mobilité et le changement de fonction arrivent avec 86%; que l’apprentissage par l’action enregistre 77%... alors que la proposition des business schools, en formation, arrive en dernière position avec 23% au contraire de l’encadrement par le chef direct qui est largement plébiscité. Les grands cabinets veulent, ainsi, servir de modèle, inavoué, à toutes professions et participent, ainsi, à la sclérose de la pensée critique et à la diffusion d’une connaissance plus qu’ordinaire, maquillée pour l’occasion en ordonnancement rationnel de la gouvernance et du management.
D’ailleurs, ces «grands mastodontes», très fermés et qui essaiment partout dans le monde, ne laissent place à aucune improvisation, d’où la forte hiérarchie qui les caractérise: on est consultant junior, consultant sénior, puis partner. Les premiers sont, ainsi, recrutés à la sortie des grandes écoles ou à travers des programmes de MBA des business schools. Il est manifeste que rejoindre un cabinet de conseil à forte notoriété est considéré par les jeunes comme une excellente entrée dans la vie professionnelle; Cependant, s’ils parviennent assez rapidement à passer consultant senior, cela leur permettra d’assurer des responsabilités d’exécution importantes. 
Le passage au grade supérieur de partner requiert des compétences particulières dans la vente de projets complexes et dans la gestion de la relation aux grands comptes : seul le principe du « up or out » prévaut, ce qui constitue le premier apprentissage au darwinisme social, combien létal.
Par ailleurs, le risque -pourtant ontologique et qui constitue le levier de tout développement intégré et intégrateur, à travers la trilogie ;  Territorialisation/Déterritorialisation/Reterritorialisation (TDR)- est minimisé, par l’utilisation de modèles standardisés dont ils n’envisagent le changement que lorsque les entreprises sont contraintes, sous la pression des « grands géants »de la science infuse de la gouvernance et du management, pour en faire émerger de nouveaux. D’ailleurs, le réflexif et la créativité ne sont pas la préoccupation majeure de ces «grands»; pire, ils ne constituent qu’un aléa dérogatoire à des modes d’action fortement sécurisés. Enfin,les représentations astucieuses (nouvelles technologies aidant) de la gouvernance et du management constituent,le cœur du dessein emblématique de cette «trouvaille», qui continue d’ébahir et dont rien ne semble arrêter le déferlement linéaire : cette «science» veut exclure l’humain de l’action sociétale, puisque jugé peu fiable et partisan, pourtant comme le disait le Général de Gaulle, «La véritable école de commandement est la culture générale».

* Mohamed Haddy est docteur d’Etat en droit de l'Université Paris XI. Il est professeur de l’enseignement supérieur à l’Institut national d’aménagement et d’urbanisme, à l’Ecole nationale d’administration, à l’Institut Royal de l’administration territoriale de Kénitra et à la faculté de droit Rabat-Agdal. Tout comme il est membre du Centre 
d’études et de recherches en sciences sociales (CERSS).


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1.Posté par Diabaté Cheich Sidia le 28/05/2015 23:52 (depuis mobile)
Cette réflexion à sa raison d''être dans la mesure où nos pays sont submergés par des démarches de développement qui n''ont rien a voir avec nos traditions et notre culture. Merci pour la constance.

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